Poésie, phénomène de société, pour combien de temps encore ?
Certains annoncent la fin de la poésie. Ce genre d’expression littéraire n’aurait plus sa raison d’être. La poésie serait en crise. Des mouvements pareils à l’école de Rochefort-sur-Loire, né pendant la guerre, ou le Surréalisme qui lui suivit, n’ont pas de véritables héritiers, les poètes actuels se caractérisant de plus en plus par leur individualisme.
D’autres rétorquent que la poésie n’est qu’en phase d’autocritique et de rénovation. Elle se chercherait pour se reprendre de plus belle. Il n’y aurait pas lieu de s’en faire. Patience donc. Ne faudrait-il pas plutôt parler de crise du lectorat qui préfèrerait se distraire par la lecture de best-sellers ?
Moi, je ne sais pas. Je lis aussi des romans, et j’en ai écrit et je sais que roman et poésie sont de nature différente. Je ne crois pas qu’ils se fassent concurrence, simplement ils ont des publics de lecteurs différents.
Crise ou pas crise, on n’a jamais autant écrit de poésie. Trop peut-être. Le poète ne se fabrique pas. On est ou on n’est pas poète, dans sa façon d’être, de regarder, de voir, d’aimer, de détester, de faire ou de ne pas faire. Et cela bien avant de prendre la plume pour chanter ou abominer le monde.
Il n’est pas impossible que la multiplication à laquelle on assiste ne soit pas bénéfique à la qualité des écrits poétiques. Mais la question n’est sans doute pas là. Les ateliers d’écriture ouvrent-ils les portes à la démocratisation du phénomène poétique, donnent-ils naissance à des vocations ? Parfois, sans doute. Les concours de cercles littéraires stimulent la création littéraire des débutants. Les réseaux sociaux fourmillent de haïkus, plus ou moins réussis. On peut dire que les
haïkus sont devenus un produit à la mode à la portée de tous, même de ceux qui ne sont pas de véritables poètes, mais avec les résultats variables.
Jean-Claude Pinson, essayiste français, pense qu’il faut élargir la poésie au plus grand nombre et poursuivre par là un enrichissement de la personnalité de chacun, sans se soucier de la qualité des écrits. Il y a chez chacun « quelque chose de Tennessee ». La poésie est une dimension de l’existence. Il suffit de la découvrir. Et ensuite de la développer. Mais n’est ce pas utopique ? Comment enseigner pareil goût pour la beauté dans le monde où nous vivons et avec quels moyens. N’est-ce pas véritable œuvre d’apôtre ? La poésie comme une religion ? Si le résultat de ces efforts n’aboutit pas à créer des talents, du moins favorisera –t’il l’éclosion de lecteurs de poésie. On verrait ainsi naître ce que Pinson baptise de « poétariat ».À tout le moins devrait-on voir diminuer l’allergie d’une partie du grand public pour la poésie.
Pour l’homme moderne le poète, même bon et original, est inutile. Cependant même inutile il est nécessaire à la société. Il lui apporte un enrichissement spirituel indispensable à l’épanouissement de tous. Quand il exprime ses sentiments et ses émotions, il se rapproche de chacun. Le lyrisme du poète écrivain renvoie le lecteur à ses propres expériences et sensations. Et le langage qu’il utilise, en particulier celui de la poésie actuelle, est apte à susciter les émotions des lecteurs, peut-être plus que celui de la poésie classique.
Les sentiments personnels et intimes, l’amour, prédisposent à l’expression poétique. Combien de poètes ne le sont- ils pas devenus parce qu’ils étaient amoureux et qu’ils avaient exprimé leurs sentiments à l’égard de la jeune fille ou plus tard de la femme qu’ils aimaient. De tous temps l’amour a été un thème récurrent de la poésie. Ce qui fait dire à de nombreux écrivains que la poésie ne peut qu’être éternelle. Phénomène de société ou non, la poésie ne disparaîtra donc pas. Elle continuera à s’opposer aux esprits chagrins qui considèrent qu’elle est superflue, qu’elle a eu son temps.
La forme poétique est bien plus adéquate à l’expression des sentiments amoureux que la langue quotidienne (celle utilisée dans la plupart des romans sentimentaux). Le poète n’exprime pas que des sentiments amoureux, la tristesse, la douleur occasionnée par la perte d’un être cher, etc., font partie de son répertoire.
Je pense qu’il n’est pas faux de prétendre également que toutes les fonctions de la poésie –poésie engagée en politique, poésie de la résistance et des grandes causes sociales - passent par l’expression des sentiments. La poésie est d’abord expression des sentiments personnels et des sentiments universels.
Si l’on se tient simplement à une définition de la poésie comme phénomène de société, sans se soucier de la place qu’elle occupe vraiment au sein de la société et de son rôle (rôle politique, rôle d’intermédiaire entre les muses qui l’inspirent et le peuple – qui la lit ou ne la lit pas) en n’analysant que les différentes étapes de sa création, depuis l’acte d’écrire jusqu’à celui de la consommer (fonction économique qui consiste à faire entrer le produit poésie dans la société, la création poétique fait incontestablement partie des phénomènes de société, même sans lecteurs. Comme l’affirme Edgard Pich, professeur d’université à Lyon, beaucoup de recueils sont achetés, manipulés, rangés, oubliés dans les bibliothèques sans être lus. Et quand ils sont lus par de rares amateurs – car il en existe- ce n’est pas nécessairement le texte de l’auteur qui entre en société mais celui compris, critiqué, analysé par ledit lecteur, c,a,d, celui que ce dernier s’invente grâce aux silences que le texte contient et la marge d’interprétation qu’il permet. Cette collaboration symbiotique entre auteur et lecteur démontre combien la poésie, plus peut-être que tout autre art, est phénomène de société.
Jean Botquin