jeudi 14 mai 2009

Respiration - Préface de Piet Lincken pour La chambre noire du calligraphe

RESPIRATION

Est-ce parce que l’on emploie un verset de 17 syllabes, disposées selon la science du haïku japonais -une seule ligne en japonais-, que l’on écrit un haïku? Certainement non. Et c’est là que se trouve la difficulté à la fois de parler du haïku et d’en commettre. Car, au fond, manier, dans notre langue occidentale, les finesses de cette écriture poétique est proche de la gageure. Certes, l’esprit peut y être, c’est-à-dire la brièveté, le moment présent, le lien de l’homme à la nature en fonction des moments de la saison (le kigo), les paysages, parfois de l’ironie et une certaine trivialité, etc. Mais, vraiment, comment savoir que « l’esprit y est », sans tomber dans un exotisme de pacotille?

Ne ratons pas l’essence même de cette poésie. Qui est déjà l’image directe, sans béquille philosophique, comme Buson (1716-1783) le souhaitait. Et depuis Buson, la période d’Edo, qui va jusqu’en 1868, beaucoup de choses ont changé, et ce déjà au Japon. C’est l’ère Meiji qui tourne le dos avec une certaine conception stricte des règles venant de Bashô (1644-1694), avec Shiki (1867-1902), fondateur du haïku moderne (on parlait avant de haïkaï), et bientôt le poète Kawahigashi (1873-1937) qui, anti traditionaliste, va ouvrir le haïku vers l’exploration existentielle de l’être. D’autres suivront, dont Nakatsuka qui mènera au haïku de « forme libre », rejetant la structure classique et l’usage du mot-saison. L’influence de la littérature occidentale a bien sûr poussé à ces remises en cause, faisant puiser le genre dans des considérations politiques, humanistes, sociales, l’épouvante d’Hiroshima donnant finalement à cette poésie une dimension pathétique, l’hiver nucléaire devenant une nouvelle saison, celle du néant…
Et pourtant. La simplicité reste de mise, la clarté du mot, la concision, un langage ambigu qui permet une multiplicité d’associations, et donc d’une liberté d’approche, dont le lecteur peut faire sienne puisque cette liberté, ces espaces entre les lignes, est un jeu de l’esprit et de l’œil, un jeu éminemment cosmique, qui retourne la pensée comme une formule zen.

Un jeune homme vient
en toute innocence
pour poignarder

écrit par exemple Abe Kan’ichi (né en 1928), nous jetant à la fois dans l’inachevé et dans la prise de conscience d’un fait, à la manière d’un traumatisme qui s’avère libérateur de la conscience au point de déplacer les repères commodes de l’ordinaire.
Il est inutile de rappeler les expériences de divers ordres menées autour de cette écriture dans la littérature occidentale du XXème siècle à commencer par Kerouac, Philippe Jaccottet, Guillevic, Bonnefoy, ou sur un autre registre Christian Dotremont et ses logogrammes, mais c’est sur ce registre de l’espace et de l’immobilité silencieuse que se crée encore le haïku ou ce qui s’en rapproche.
Et c’est cela que nous sentons dans ces textes de Jean Botquin. D’abord, l’effort de passer par le filet de cette forme, de traverser ces mailles comme l’on se purifie de quelque chose de lourd et d’encombrant, il y a de la catharsis dans ce travail, pour qui s’aventure à cet effort et s’en remet au dur labeur (le labeur de celui qui reste sous une giboulée de grêles pour ramasser les pommes). Ma foi, nous l’attendions bien de la part d’un poète qui titra par exemple l’un de ses recueils Le Passeur d’un fleuve trop court[1]. Ou bien encore cet « Itinéraire », extrait de Le front haut[2]:
« Chemin à la fois prêté et emprunté, chemin qui nous conduit vers une destination toujours inconnue. Itinéraire peut-être interdit. N’est-il pas sans arbre et sans ombre? N’est-ce pas un chemin lunaire sur les toits de la ville?
(…) Peut-être un chemin de neige où nos pas glissaient sans laisser d’empreintes. L’itinéraire semblait printanier même en hiver. La nuit, il suffisait de lever la tête pour entrer dans les étoiles jusqu’à l’aube. »
Ou plus loin encore, dans le même livre:
« Tu me demandes: ‘Raconte-moi l’eau’.
Alors, je cherche les mots qui subtilisent des voyelles à l’eau -e, a, u- des voyelles en cascade, en cataractes, en rapides, en torrents, des voyelles en ruisseaux, rivières, fleuves, mers, océans, pluies diluviennes, des voyelles de bruine, de givre ou de neige. »
Oui, il ne manquait plus à Jean Botquin que cette rencontre avec cette forme ouverte, qui permet de tout dire en taisant presque tout, qui permet d’être en continuité avec une poétique ancestrale mais toujours ancrée dans notre modernité.
Ainsi, ces textes dissociés, ces haïkus distribués et rangés en plusieurs parties m’ont-ils donné une impression de totalité, sorte de « chaînes de poèmes », donnés et repris, à la manière de l’inspiration et l’expiration d’un souffle.
Respiration donc, qui va bien loin en dedans de soi et bien loin au-dehors de soi. C’est pourquoi, il est bon de les lire, « les poumons ouverts, une dernière fois, le cœur gonflé d’espoir, juste le temps qu’il faut pour faire le pas (…) »[3].
Piet Lincken

[1] Ed. Memory Press, 1998
[2] Ed. Memory Press, 1999
[3] in Le front haut, Jean Botquin, p.60

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