vendredi 13 mars 2015

Le rire.

Le rire
Il ne riait pas. On ne l'avait, dit-on, jamais vu ni entendu rire. Jamais. Il ne souriait pas non plus. S'il avait souri, la porte du rire se serait peut-être ouverte, à un moment donné. Quand il était petit, on avait tout essayé : les clowns, les chatouillements, les blagues. On rigolait autour de lui, très fort, pour l'entraîner comme on lance un moteur paresseux en tournant la manivelle. On lui disait : "Ah ! Ah ! Ah ! répète". Rien, sinon un air ahuri, les yeux grand ouverts, inexpressifs et sans joie. Une espèce de sérénité imbécile et glaciale. Riait-il sous cape ? On l'observa quand il regardait un film drôle à la télévision, on le filma à son insu. Pas une image avec ne serait-ce qu'un semblant, un début, un tremblement de rire, un retroussement des babines. Aucun espoir et cela depuis sa naissance, comme s'il avait ri tout son saoul dans une vie antérieure. C'est ce qu'un astrologue essaya d'expliquer aux parents à bout de ressources. C'est son karma. Il a trop ri dans sa vie passée. Il s'est trop éclaté. Il s'écroulait de rire. Il en est vraisemblablement mort. Mort de rire. Vous comprenez. Ceux qui sont morts de rire sont bien appris. Quand ils renaissent, ils jurent de ne pas recommencer. Ils escamotent les zygomatiques. Quelle histoire ! Un rebouteux lui imposa les mains en riant à gorge déployée. Joli spectacle. Il se mit à pleurer à gros bouillons. Là, il était doué. En pleurant, pas de risque de passer l'arme à gauche. Il restait en vie dans la vallée des larmes. Il n'y avait vraiment pas de quoi rire.
J.B.in " Le front haut"

Aucun commentaire: