dimanche 2 août 2009

KIKI







Il était une fois un grand jardin visité par tous les chats du quartier. Une espèce de parc public pour chats sauvages ou abandonnés, des chats sans colliers. On les baptisait: anthracite, un petit noir naturellement, roussillon, un rouquin taché de blanc, blanche neige, une chatte immaculée avec des airs de reine, le boiteux, un gris bleu avec une patte raccourcie, le cousin, un tigré à la grosse tête de matou, un couple qu'on appelait les grands parents, vous découvrirez bientôt pourquoi. Tous ces chats apparaissaient et disparaissaient à tour de rôle, selon les jours ou les heures de la journée. Il y en avait du matin, de l'après-midi, du soir et de la nuit. Nous ne faisions rien pour les attirer. Aucune clôture n'est infranchissable pour un chat.
Nombre d'entre eux venaient de jardins voisins, en passant sur le toit courbé de notre vieille serre. Rien de plus facile.
Un matin, entrant dans la cuisine, nous vîmes un couple de chats plus âgés, installés sur le paillasson, derrière la porte vitrée. Ils regardaient à l'intérieur avec une curiosité manifeste. Quelle impertinence ! Ils ne sont partis que lorsque ma femme ouvrit la porte pour se rendre dans le jardin. Ils avaient l'air satisfaits, comme des chats qui ont découvert ce qu'ils voulaient. Quelques jours plus tard, ils sont revenus accompagnés d'une chatte au ventre tout rond que nous n'avions jamais vue et qui ressemblait à s'y méprendre à la femelle du couple.
"On dirait qu'ils veulent nous faire adopter leur fille qui attend des petits, avait dit ma femme." Je pense qu'elle avait vu juste. Elle connaît bien la gent féline. "Pas question, ai-je répondu."
Dans la suite, la petite maman chatte est revenue régulièrement seule, la panse de plus en plus grosse. Jusqu'au jour où son ventre reprit, pfuit, son volume d'avant et son élégance.
De temps en temps, nous lui donnions des restes de viande qu'elle s'empressait d'emmener dans sa gueule. Elle courrait sur le toit de la serre vers celui d'une masure dans lequel elle disparaissaît illico presto. "Elle apporte à manger à ses petits, affirmait ma femme." Ce petit jeu continua un certain temps.
C"était une jolie chatte tigrée, avec des pattes et une bavette blanche. On ne lui a pas donné de nom. C'était pourtant contraire à nos habitudes. Quasi tous les chats qui franchissaient l'enceinte du jardin recevaient un nom en guise de carte d'identité. Pourquoi ne pas l'avoir nommée tigresse, par exemple ?

Un jour d'automne, le jardinier qui vient élaguer les arbres chaque année frappa à la porte de la cuisine:
- Monsieur, c'est normal qu'il y ait un lapin dans les taillis ?
- Un lapin ? Non, nous n'avons pas de lapin. Vous êtes sûr ?
- Mais, oui, venez voir.
Effectivement, il y avait un joli lapin roux aux yeux bruns et oreilles blanches qui se cachait sous un rhododendron. Que faisait-il là ? Nous ne mîmes pas longtemps à comprendre. C'était la fête dans le quartier, à la foire du parc de la commune, le public pouvait gagner des petits lapins vivants plutôt que des lapins en peluche. Que fait-on avec un lapin qu'on ne peut ou ne veut garder ? On s'en débarrasse dans un grand jardin. Et voilà la solution du mystère.
Pauvre petit lapin, il n'a pas vécu longtemps. Nous l'avons retrouvé le lendemain matin, égorgé comme un vulgaire moineau. Assurément, c'était l'oeuvre d'un chat. Lequel ? Seule celle qu'on aurait pu nommer tigresse avait un mobile. Défendre la place future de ses enfants dans le jardin. "Mais non, disait ma femme, ce sont les parents qui ont commis cet acte, la petite mère est incapable de perpétrer un meurtre pareil."- " Crois-tu ? ai-je répondu. Où est-elle cette marmaille qu'on ne veut mettre en concurrence avec un lapin?"
La marmaille ne se fit plus attendre. Tigresse, appelons la comme ça définitivement, alla chercher ses quatre marmots, un par un, dans le toit de la masure et les déposa sur le paillasson face à la porte de la cuisine. Deux petits blancs avec des taches grises, un chaton tigré des pieds à la tête, et une mignonne petite chatte tigrée à pattes blanches et bavette de la même couleur, le portrait tout craché de sa mère et de sa grand mère, une minette qu'on désignerait sous le nom de Kiki plus tard.
(à suivre).

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