jeudi 3 mai 2007

Ténéré et la Mémoire de l'Insoumise





Les aléas de l'édition sont tels. Mémor, qui en 2004 publiait le recueil de poèmes "Ténéré", n'est plus.
Dans ce recueil, écrivait l'éditeur, l'auteur exprime, en prose et en poésie libre, une réflexion existentielle sur le mystère du néant et de l'être. Fasciné par le désert, cette contrée du monde où l'homme se découvre seul face à lui-même, il s'aventure dans un univers de symboles et d'images dont la force confine à la folie. La beauté du désert culmine aux sommets de l'angoisse mais "les grains de sables y sont innombrables comme l'infinitude des grains d'amour". Et en effet, l'amour apparaît - ou réapparaît - dans la solitude de Ténéré, à l'instar d'une embellie inespérée.
Après cette méharée spirituelle, il prolonge sa méditation poétique en nous offrant quelques textes de belle prose, dont une nouvelle éblouissante.

Cette nouvelle dont il est question dans cette présentation, c'est "la mémoire de L'insoumise", texte couronné en 2004 par le Prix de la Communauté Française lors de la "Fureur de lire".
Je réédite ici in extenso le texte de cette nouvelle. Le recueil "Ténéré" est toujours disponible, mais désormais chez l'auteur. Adresse courriel dans la colonne de navigation, à gauche. (prix de vente 5€ seulement + frais de port)



LA MÉMOIRE DE L’INSOUMISE

À Malika Madi

Fatma a seize ans. C’est une Kabyle aux yeux bleus, aux cheveux de blé mûr, longs comme une sourate du Coran.
Une Kabyle au teint clair qui arbore un sourire de perles rares. À seize ans, c’est une femme accomplie, solitaire, sauvage, indomptée, indomptable. Une merveille.
Depuis qu’elle sait marcher, elle fuit dans la montagne du Djurdjura. Quand elle fuit, personne ne peut la rattraper.
Elle ne dit pas où elle va. Le soir, elle revient, les bras égratignés par les figuiers de barbarie, les yeux éclatants. Elle a suivi les méandres des ravins. Elle s’est reposée à l’ombre des genévriers et des caroubiers, elle a cueilli les fruits rouges des jujubiers pour se désaltérer et couper sa faim. Elle marche pieds nus, leur peau est tannée comme le cuir des semelles. Elle a grandi plus vite que les autres filles. Elle déniche les aigles et les éperviers. On la voit sur les crêtes des djebels courir comme si elle avait des ailes, s’envoler au-dessus des cimes. Parfois, son cri de femme-oiseau résonne en écho dans les gorges des oueds dont l’eau n’est plus qu’un souvenir. Et c’est comme un chant qui vient à la rencontre du ciel flamboyant.
Quand elle ne fuit pas dans la montagne du Djurdjura, elle écoute derrière les portes, surtout celle de l’école coranique où son père enseigne le Coran aux garçons. Ils ânonnent ses versets de leur voix pointue, en se dandinant d’avant en arrière. À force de les écouter, elle apprend les textes par cœur. Elle les connaît mieux que tous ces garçons dont on prétend qu’ils sont plus intelligents et qu’ils ont plus de mémoire que les filles. Quand elle les a bien entendus, elle les place comme des objets précieux dans l’écrin de sa mémoire. Sa mémoire ne la quitte jamais. Elle ne pèse rien, sa mémoire. Elle peut l’emmener partout avec elle. Dans les montagnes, souvent, elle ouvre l’écrin. Alors sa bouche raconte Allah et la musique rentre à nouveau en elle par ses oreilles, et par toute sa peau, par ses mains qui scandent les versets et même par le battement de ses pieds qui frappent le sol au rythme de la parole de Dieu.
Elle écoute le chergui et le vent de sable, les roches qui éclatent sous la chaleur du soleil après le froid de la nuit, elle écoute les lauriers aux fleurs roses ou blanches qui bougent dans le vent, elle écoute les dromadaires qui blatèrent au loin.
Elle écoute des voix mystérieuses qui viennent des grandes étendues bordant le Djurdjura. Elle ne sait pas si ces voix lui viennent de sa tête, de ses oreilles ou d’ailleurs. Ces voix parlent de la guerre qui sévit au Nord et dont les effets commencent à se faire sentir en Kabylie. Tout le temps, elle s’arrête pour écouter les vibrations du monde que la plupart n’entendent pas. Et, après, elle pense quand elle cesse d’écouter.
Et, alors, elle reprend sa course de gazelle que rien ne peut arrêter, et surtout pas les objurgations de son père, le marabout, ni de sa mère ni de ses frères. Elle n’est pas comme les autres, Fatma. Elle pense que les femmes sont pareilles aux hommes, qu’elles ont droit à la liberté, même pour faire la guerre et défendre leur pays contre les envahisseurs infidèles. Quand son père vient à mourir, le frère aîné de Fatma décide que le temps est venu de mettre de l’ordre dans l’indiscipline de sa jeune sœur. Fini de courir par monts et par vaux. La place d’une jeune femme est entre les quatre murs de la maison à faire le ménage et à élever les enfants. En clair, il veut la marier et s’arrange avec un cousin célibataire qui fera un très bon mari. C’est un homme courageux mais qui se sait ni lire ni écrire. Peu importe, il fera un bon père, respectueux des traditions ancestrales. On l’a prévenu du caractère épris de liberté de Fatma et il s’est promis de la mater.
Comment une gazelle du désert peut-elle accepter d’être mise en cage ? Elle ne l’accepte pas. Elle dépérit ou devient folle. Tout de suite elle a senti l’horreur de son incarcération matrimoniale. Les djinns du désert la visitent, surtout la nuit. Elle hurle aupoint d’empêcher le village d’Ourja de dormir. Les chiens se réveillent et se mettent à aboyer à la mort. Dès le premier matin, elle refuse de manger, elle déchire ses vêtements et menace de sortir nue dans les ruelles du village, elle se mutile, elle se couvre de cendres. On ne sait si c’est une véritable folie ou un simulacre. Le cousin essaye de maîtriser sa femme mais sans succès. Cette folie a duré pendant près d’un mois jusqu’à ce que, selon la coutume, le plus jeune frère de Fatma vienne la chercher pour la ramener dans la maison du père. On la traite en lépreuse ou en pestiférée. Elle est enfermée dans la pièce la plus obscure. La folie se guérit par une autre folie. La porte ne s’ouvre que sur un rai de lumière et une écuelle de viande bouillie et de légumes. Fatma n’est peut-être pas aussi folle que l’on dit. Libérée du joug d’un mari imposé par un frère dogmatique et stupide, fier de ses prérogatives héréditaires qu’il ne méritait pas, comme c’est souvent le cas, elle reprend l’équilibre de ses sens, se centre entièrement sur son intuition la plus sensible et retrouve une clairvoyance des plus aiguës. On pense à Camille Claudel, cette artiste extraordinaire, maintenue dans un état de folie destructrice par une famille guidée par des principes aussi socialement rétrogrades que les pires traditions religieuses tribales. Dans l’obscurité où elle est confinée, elle voit la guerre qui approche, elle voit l’esclavage de son peuple et la liberté lacérée par un drapeau tricolore. Il est temps de réagir. Ses poings sont en sang tellement elle les a frappés sur le bois dur de la porte. Jusqu’à ce que le frère cadet, qui n’en peut plus d’entendre sa sœur pleurer et gémir, ouvre et laisse passer Fatma qui dit : « Au nom de Dieu le Miséricordieux plein de miséricorde. » Et elle se met à réciter une longue sourate qu’elle rythme de sa voix mélodieuse et grave. Et son frère cadet la regarde ébahi. Il ne sait rien et ne comprend rien de ce qu’elle dit. Il ne comprend pas d’où elle tient cette science si ce n’est d’Allah qui lui souffle les paroles ou du prophète qui parle par sa bouche. Il va chercher les autres frères, à commencer par le frère aîné qu’elle terrasse de son regard bleu et qu’elle maudit dans de terribles imprécations. Fatma ouvre le livre de sa mémoire, page après page. Subitement tous prennent peur devant Fatma qui invoque toutes les forces du ciel comme un imam. Elle dit que la guerre arrive comme le chergui et qu’il faut prendre garde qu’elle ne détruise tout sur son passage, les hommes, les femmes et les enfants, les animaux et les étables, les maisons et la mosquée. Il faut s’armer, veiller, placer des guetteurs sur les toits des maisons d’Ourja car la guerre vient comme la mort. Il ne faut plus dormir.
Alors un des frères sort de la maison du père et ameute les gens du village. Il raconte qu’un miracle est arrivé. D’abord on ne le croit pas mais il faut bien se rendre à l’évidence. La voix de Fatma propage la vérité d’Allah. C’est la bouche de la fille du marabout qui parle comme la bouche d’un prophète.
On ne peut le nier, il faut croire ses oreilles. Les femmes ne peuvent détenir la vérité, on ne la leur a pas apprise. C’est donc le Dieu miséricordieux qui prononce la Parole, ô Miracle ! On dit que dans la chambre noire de sa folie, la lumière est venue comme une aurore et certains se prosternent devant elle et baisent ses pieds. Elle-même n’en revient pas et prend peur. Dieu lui impose une mission. Comment l’accepter sans mourir d’orgueil et d’angoisse? Alors elle se fait humble et petite pour enseigner comment faire et organiser la résistance contre l’ennemi qui va venir du Nord.
Les mois et les saisons passent. Nous sommes en 1854.
Fatma est à l’aube de ses vingt ans. La tribu de Ourja est prête. Les armes brillent, les balles sont fondues, la poudre bien sèche. Le maquis n’a plus de secret pour personne. Il faut attirer les Français dans les taillis où ils ne pourront utiliser les armes lourdes et où les chevaux seront freinés dans leur course. Le 17 juillet, les guetteurs du village d’Ourja voient monter au loin un nuage de poussière. C’est Randon et la cavalerie française. Ils ne trouveront que des maisons vides. Les combattants, les femmes qui font l’intendance, même les enfants ont disparu dans le maquis où ils se tapissent dans le plus grand des silences. Chaque caroubier, chaque repli du terrain est un piège. Les moudjahidins embusqués se préparent à ouvrir le feu. Inch Allah! Que Dieu les protège!
Les premiers cavaliers s’effondrent, la carotide tranchée par un combattant tombé du ciel. Le général Randon est surpris par la vitesse terrible de l’attaque, d’abord silencieuse. Il veut faire marche arrière. Mais chaque tireur a sa cible. Dans les gorges et les ravins, la fusillade ressemble à un long roulement de tambour répercuté en écho par les roches. Les chevaux s’écroulent, jambes brisées, désarçonnant leur cavalier. Le maquis fume de partout, les balles giclent, les couteaux et les baïonnettes s’enfoncent, les uniformes bleus et rouges se tachent de sang. Le carnage est terrible, Randon sonne le repli sous le youyou effrayant des femmes qui jaillit de partout. Les survivants se regroupent sur le plateau pour contre-attaquer à terrain découvert, avec toute la suprématie d’une armée moderne. Mais c’est sans compter sur Fatma qui a su insuffler à ses troupes un feu sacré que rien ne peut éteindre. Le corps expéditionnaire, ou ce qui en reste, est décimé. Randon remonte vers le Nord, échappant de justesse à la mort, ou pire, à la captivité, laissant derrière lui les cadavres de ses soldats que Fatma ira enterrer comme si c’était ses frères.
Pendant longtemps, on n’entend plus parler des Français d’Alger. Fatma a parcouru et parcourt son pays pour rallier tous les Kabyles à sa cause. Elle retrouve les courses de son enfance, ses regards se balancent comme des fruits lumineux aux faîtes des pins d’Alep, des thuyas et des acacias du désert, les herbes d’alfa ressemblent à la finesse de ses pensées et à la ferveur de ses prières. Même les fennecs se souviennent de son déhanchement de marcheuse infatigable tandis que les serpents des sables reconnaissent le froissement de ses sandales.
À Alger, les Français se comportent comme des conquérants. La tête de Fatma est mise à prix. Le maréchal Randon – ses revers de guerre en Kabylie ne l’ont pas freiné dans sa carrière – est convaincu qu’il suffira de faire disparaître Fatma pour que la Kabylie tombe entièrement entre les mains de la France. Les Kabyles finiront par courber l’échine et mordront la poussière, même dans les douars les plus reculés. C’est une question de temps et de ruse. Paris ne veut plus de pertes humaines et exige des délais. Il faut en finir, une fois pour toutes.
Randon désigne le capitaine Ferchaux pour former un commando de forces spéciales, des jeunes qui n’ont pas froid aux yeux, parfaitement aguerris, connaissant les coutumes des Kabyles et leur langue, capables de se métamorphoser en
moudjahidins ou en ouvriers agricoles et en bergers. Ces hommes vont infiltrer les lignes kabyles afin de retrouver Fatma, le lieu où elle vit et se terre avec ses fidèles. Après, ce sera un jeu d’enfant. Ferchaux se constituera prisonnier auprès de ses hommes qui le mèneront comme s’ils étaient des Kabyles jusqu’à Fatma. Ferchaux répugne à jouer ce jeu qui lui paraît indigne d’un officier français mais Randon ne lui laisse pas le choix. Qui veut la fin, veut les moyens! Il n’y a pas à discuter.
Le capitaine s’est présenté, entouré de ses hommes déguisés en parfaits Kabyles, les mains nouées derrière le dos, à l’entrée du douar. Il se disait porteur d’une proposition de paix. Fatma ne s’est pas méfiée. Elle l’a fait entrer et a proposé aux hommes de le délier.
– Je suis le capitaine Ferchaux. Je suis chargé de signer un accord avec vous. Vous êtes bien Fatma, celle qu’on appelle
chez nous la Jeanne d’Arc du Djurdjura ?
– Je suis bien Fatma, celle qu’on appelle chez nous l’insoumise…
Une partie des faux Kabyles a sorti ses armes. Les hommes de Fatma n’ont pu réagir. Elle s’est retrouvée maîtrisée par quatre bras qui eurent tôt fait de la bâillonner et de lui bander les yeux. Quand les habitants réalisèrent ce qui s’était passé, le commando et sa prisonnière étaient loin...
Le 28 juin 1857, la Kabylie perdait sa liberté pour plus de cent ans.

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