lundi 18 février 2008

Déclaration des Droits de l'Homme - Article 8


A mon père,
et à tous ceux qui, en Belgique,
ont fait de la détention préventive
inutile et injustifiée
sans en être dédommagés
par l’Etat.

Charte des droits de l'homme - Art.8



Toute personne a droit à un recours
effectif devant les juridictions nationales
compétentes contre les actes violant les
droits fondamentaux qui lui sont reconnus
par la constitution ou par la loi.

L’affaire M. /Banque X.

Quand mon père est mort, début 1971, maman m’a demandé d’assister à la mise en bière. Pendant le travail, elle pleurait doucement dans la pièce à côté.
Mes parents formaient un bon couple, fidèle à toute épreuve. Je les vois encore sur la banquette arrière de leur Opel Kapitan que je conduisais pendant les vacances familiales sur les routes de France, en alternance avec mon frère. Ils se donnaient la main. Ils avaient été très amoureux, il en restait quelque chose, bien plus, sans doute, qu’il n’y paraissait à première vue.
L’homme qui soudait le cercueil pleurait aussi. C’était plus fort que lui, à chaque ensevelissement ses larmes coulaient. Après il sortait sa petite gourde de métal et buvait un coup.
Au téléphone, maman avait dit que papa avait eu une nouvelle hémorragie cérébrale, cette fois-ci sans pardon. J’entends encore sa voix qui s’étranglait pour me souffler: « Non, ce fut foudroyant, il n’a pas souffert. »
Depuis un certain temps, il n’avait plus toute sa tête. Il fallait le chercher parfois à plusieurs km de la maison, égaré, ne trouvant plus son chemin. Maman l’aidait à s’habiller pour qu’il ne mette ses vêtements tout de travers. Pour moi, ce n’était pas l’Alzheimer ni de la démence précoce, mais quelque chose d’indéfinissable, de sournois, la conséquence éloignée de ce que la Justice lui avait fait subir.
Beaucoup plus tard, maman m’avait confié gênée: « Après sa sortie de prison, il ne m’a jamais plus visitée, tu comprends ce que je veux dire... » J’ai compris, moi, combien l’injustice l’avait diminué.

L’église était comble. La famille, des clients, le personnel de la succursale qu’il avait dirigée, le Président de la banque à Bruxelles, des relations, quelques rotariens qui se souvenaient encore de lui. Monsieur le Président, celui de la Banque à Bruxelles, était venu faire une visite de condoléances à maman. Il n’a pas voulu saluer le corps pour ne pas abîmer le souvenir qu’il avait de papa, qu’il a dit. Il avait ajouté: un grand banquier, compétent, organisateur, travailleur, sept jour sur sept. Un homme extraordinaire. Pourtant, papa était un mort particulièrement beau, il n’aurait pas trahi le souvenir du Président. Quand j’ai ouvert la porte pour le laisser passer dans le hall, je me suis souvenu qu’il avait envoyé du foie gras à papa en prison. Cette fois-là, il n’avait pas non plus voulu le voir. Sans doute craignait-il déjà de ne pas le reconnaître. Peut-être n’aurait-il pas supporté la souffrance d’un homme injustement accusé ? Il fallait être prudent et s’imposer le silence si l’on ne voulait pas être soi-même inquiété, c’est ce que j’ai essayé de comprendre. Car toute la hiérarchie supérieure que papa désignait toujours sous le vocable de H(h)aute D(d)irection, tremblait d’être mise, à son tour, sur la sellette. Qu’avait-il fait de répréhensible, le banquier de province, qu’on avait arrêté, un beau matin, comme le Josef K. du procès de Kafka ?

J’ai appris son arrestation par la bouche de l’administrateur délégué qui m’a dit sans ménagement : « Si ce que l’on raconte de votre père est vrai, ce sera la plus grosse désillusion de ma vie. Je ne peux pas vous en dire plus pour le moment. J’attend d’être mieux informé. »

Quand mon père a été emmené, menottes aux poignets, il était retraité depuis deux ans, après une carrière de 51 ans, de bons et loyaux services, comme on dit. Il avait commencé, en qualité de garçon de course, à 14 ans. Le soir, il suivait des cours de comptabilité. A 35 ans il accédait au poste de directeur.
Au moment des évènements dont je parle, moi, je venais de terminer mon stage dans la même banque, à Bruxelles. Je commençais à comprendre le métier de mon père. Est-ce que je serais capable de me dévouer pour la clientèle comme il l’avait fait ? Il exagérait un peu. Fallait-il se dévouer de pareille façon ? L’homme riche mérite-t-il plus d’estime et de soins que le petit épargnant ? En tout cas, quand j’ai vu le détail de ce qu’il nous laissa en héritage, j’ai été déçu. Toute une vie de labeur pour si peu de chose! A l’époque les dirigeants de banque étaient vraisemblablement moins bien payés qu’aujourd’hui. En outre, les années de guerre avaient écorné leurs économies. Mon père n’était pas dépensier. Il n’avait pas besoin, non plus, de dessous-de-table pour construire sa jolie maison, à la fin de sa carrière, une maison confortable sans plus car mon père était un homme simple. J’ai retrouvé dans un petit carnet le montant modique de son investissement et les ressources financières qu’il y avait affectées (la réalisation d’un petit portefeuille de titres). Contrairement à la conviction de la justice, papa était un homme foncièrement honnête. Un franc était un franc. Il ne devait rien à personne.

Comment peut-on accorder crédit aux déclarations mensongères d’un trafiquant (en laines) qui cherche à entraîner son banquier dans sa chute (j’obtenais tout parce que je lui graissais la patte...) sinon parce qu’on est borné et envieux des signes extérieurs de richesse des banquiers ? Donc banale histoire de pots-de-vin totalement incrédible.
Il faut savoir que l’analyse et le contrôle des crédits sont très structurés, que l’étalement des pouvoirs de décision entre différentes instances réduit considérablement l’influence éventuelle des clients sur les décideurs. Les analystes qui n’ont pas de contact avec la clientèle sont là pour tempérer les enthousiasmes éventuels des hommes de terrain. On ne leur fait pas prendre des vessies pour des lanternes. Ce sont des contrepoids salutaires.

Le petit juge d’instruction a cru que c’était arrivé. Il ne lâcherait pas sa proie. Un banquier à croquer tout cru, quelle aubaine. Le procès de sa carrière! L’avancement!
Le trafiquant qui avait reçu des crédits que le magistrat jugeait démesurés, le trafiquant qui trafiquait ses comptes, truquait ses gages marchandises, obtenait des financements sur de fausses opérations d’exportation (toutes choses qu’on ne découvrit qu’après) n’était que menu fretin à côté de l’immonde banquier, l’incarnation du capitalisme qui pourrit le monde. Les juges locaux se faisaient aider par des experts de la police financière pour comprendre les mécanismes de crédit et détricoter le trafic commercial du fabricant de laine. La police constata que les comptes de ce client aventureux étaient régulièrement soumis à des contrôles d’experts de la banque. Ce pouvait-il que ce client fut plus fort que son banquier qu’il aurait berné jusqu’à la fin? Si je vous en parle ainsi, c’est que j’ai consulté les paquets de dossiers que maman m’a remis après la mort de papa, et que j’ai examinés comme un auditeur interne, mon métier de fin de carrière. Je n’ai retenu qu’une seule erreur de papa: connaissant le client comme il le connaissait, le genre de vie qu’il menait (une vie dissolue et de fête- le champagne coulant à flot-les femmes...), il aurait du le mettre à la porte de la banque quand il était encore temps. Sans confiance, pas de crédit. Mais le banquier, même quand son éthique est irréprochable, considère parfois que l’argent n’a pas d’odeur. Cependant, Dieu sait si la laine de mouton sent mauvais. De plus est-ce que les banques feraient beaucoup de crédits si elles se préoccupaient chaque fois de la vie privée de leurs clients ? Et ce client aux moeurs douteuses était apparemment un homme avisé qui plaidait bien ses demandes d’augmentation de crédit dont il avait besoin pour financer son chiffre d’affaires en expansion.
Le banquier n’est pas infaillible, pas plus que cette magistrature de province qui longtemps se laissa emberlificoter par les explications de celui qui se présentait comme la victime de ses financiers. La presse judiciaire qui suivait les audiences fit la part belle à tous les ragots qui circulaient en ville. On lisait que papa, sous ses dehors vertueux, trompait ma mère avec la tenancière d’un bar. Qui s’assemble se ressemble. Selon cette presse, mon père ne valait pas mieux que l’escroc qu’il croisait dans les promenades à l’intérieur de la prison et à côté de qui, parfois, il était assis, menottes aux poings comme lui, dans le fourgon cellulaire. Personne ne nous fera croire que les enquêteurs restent insensibles au déchaînement éhonté des journalistes qui sont comme meute de chiens au moment de l’hallali.

Maman se montra digne en toutes circonstances. Je ne la vis jamais pleurer. Elle refusais de lire les journaux. Elle était convaincue de la rectitude de son mari mais en voulait à cette banque qui restait muette. Sans doute, cette banque pensait-elle que les erreurs de gestion, s’il en avait été commises, l’avait été en bas plutôt qu’en haut. Réaction classique. Elle craignait que l’arrestation de mon père débouche sur un gros procès en responsabilité du banquier qui augmenterait sensiblement les pertes du dossier litigieux. Il fallait vraiment se tenir coi. Moi-même, je fus orienté vers une fonction d’intérieur sans relation aucune avec la clientèle et cela pendant plusieurs années.
Mon père fut traité comme un truand, maintenu sous les verrous tant que l’instruction n’avait pas écarté le moindre soupçon d’une quelconque complicité. Le tribunal a prolongé la détention préventive pendant quatre mois comme si la mise en liberté de papa pouvait gêner les progrès de l’instruction financière. La lenteur des examens résultait de la complexité de l’Affaire M. comme les journaux le titraient désormais dans leurs colonnes. Les journalistes racontaient n’importe quoi, comme d’habitude. Ils ne comprenaient pas grand chose au fonctionnement du monde financier. La presse à sensation continuait à détruire l’image de mon père de façon scandaleuse. La bêtise du juge d’instruction le rendait intraitable comme un âne buté. Il ne voulait pas en démordre. L’avocat de mon père n’était pas un ténor. Il n’invoquait que des raisons humanitaires pour obtenir sa liberté. Papa avait soixante sept ans. Maintenir un homme de son âge en prison pour des faits dont rien ne prouvait qu’il fut seul, directement ou indirectement, responsable portait atteinte, selon moi, à la Convention universelle des Droits de l’Homme.
La détention préventive n’est pas une procédure de confort pour des juges incapables de se faire une opinion sur des allégations mensongères et diffamatoires. Au-delà d’une certaine durée, on verse dans l’arbitraire et la cruauté. La remise en liberté, dans le cas de mon père, ne pouvait troubler l’ordre public ni créer une quelconque insécurité pour les citoyens de la ville. Pour quelle raison se serait-il soustrait aux investigations de la justice alors qu’il n’était coupable que d’avoir fait confiance à un industriel qui ne le méritait pas ?
Quand après des mois l’Affaire M. fut enfin jugée, on assista à la condamnation de M. à 7 ans de prison seulement. Papa bénéficia d’un non lieu. Mais le mal était fait. Le vieil homme était détruit, il entra dans une tristesse profonde jusqu’à sa mort. Je ne le vis plus jamais sourire.

Après avoir purgé sa peine, M. partit en Argentine où il recommença son trafic. Bien mal lui en prit. Il se fit descendre par un truand de meilleure envergure que lui. Je ne me souviens plus si mon père vivait encore au moment de ce dénouement.

Je ne suis pas heureux de cette issue. Je m’en veux de ne pas avoir mieux défendu la mémoire de mon père. Quand la Loi du 13 mars 1973, instituant, enfin, un recours devant le ministère de la Justice, en réparation des dommages résultant des abus éventuels de la magistrature, assise et debout, en matière de détention préventive, papa était décédé depuis deux ans. En ma qualité d’héritier, j’aurais été en droit d’exercer ce recours, à sa place. Maman a continué à vivre jusqu’en 1996, avec le souvenir d’un mari prisonnier, diminué et souffrant. Pardon maman, je t’aurais peut-être aidée à alléger les séquelles d’une injustice dont tu as beaucoup souffert. Mais j’ignorais l’existence de cette nouvelle loi et les juristes qui auraient pu m’en informer m’ont laissé dans cette ignorance parce que je n’ai plus pensé à les consulter et qu’ils avaient oublié que papa avait existé.

Si je n’ai pas démissionné après l’arrestation de papa, c’est parce que je suis né dans cette banque qui avait, en ce temps-là, encore figure humaine. Cela n’aurait d’ailleurs pas rendu service à mon père. Après la fin du procès, ma carrière a repris une vitesse de croisière honorable, soutenue, je pense, - en dehors du fait que j’avais aussi mon ambition personnelle -, par le désir de mon employeur de réparer les torts que l’Affaire M. avait causé à ma famille. Dans les entreprises actuelles, issues de rachats et de fusions, la reconnaissance pour services rendus est un sentiment obsolète, les états d’âme n’ont plus cours. . C’est le rapport cours-bénéfice de l’action qui décide. Les employés et les cadres ne sont plus que des numéros. A partir d’un certain âge même ceux qui ont du mérite et de la compétence à revendre n’avancent plus. Ils coûtent trop chers. Je suis content d’avoir pris ma retraite.

Et, si c’était à recommencer, je pense que j’aurais été avocat plûtot que de faire comme papa dans la banque de papa. Je me serais spécialisé dans la défense des Droits de l’Homme. Rien ne m’aurait arrêté dans la poursuite de ceux qui instruisirent l’Affaire M. d’une façon abusive au mépris d’inculpés innocents. Car la liberté est un bien sacré dont on ne peut être privé à la légère. Les conséquences sociales, psychologiques et physiques pour les victimes d’abus de pouvoir discrétionnaire sont irréparables.






La loi du 13 mars 1973 fut modifiée par celle du 4 juillet 2001, en vue d’améliorer les décisions et de combler certaines lacunes antérieures. Il reste que, en pratique, le lien de cause à effet entre le dommage subi et les faits incriminés n’est pas facile à démontrer.

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