mercredi 6 février 2008

Elégie pour un Kaléidoscope










Renée Compan-Julie, membre du Jury du prix Stephen Liégeard qui m'a été attribué le 25 septembre 2004 pour ce recueil de poèmes, a écrit notamment: UN HOMME QUI GARDE EN LUI SA JEUNESSE. C'est ce qu'on dit...J'aimerais bien que cela soit vrai. Et elle continue: "Vaisseaux fantômes glissant de tombe en tombe..." Oui! On devine la mer parsemée de ses ombres. Comment ne pas les percevoir dans la brume et la lenteur ? Pourquoi ne pas saisir un pan de leur mante et glisser avec elles jusqu'au rivage où les visages anxieux attendent ? Ce grand explorateur nous promène, de la pluie à la mer, aux marais même ! Sous sa plume, les mots tanguent, envoûtés. Bercés par les vagues moussantes de son esprit en éveil, il les fait vivre et nous les livre parfumés de son zèle.





Je pense qu'elle avait aimé un de mes anciens poèmes de jeunesse que j'ai envie de vous écrire, comme si je l'avais écrit hier seulement.





Repos dans l'eau





Sur les genoux de la mer je pose la tête


tel un voilier s'endormant dans la baie


et la houle berce mon sommeil


d'innocence





Une toute petite musique jaillit de moi


en flûtes minuscules


des étincelles crépitent


quand mes yeux rencontrent les étoiles


renversé dans la mer où je sombre





La mer m'accueille


la mer


la houle chaleureuse


bonne comme le pain du ciel





Au fond d'elle


au fond où les trompettes


se coulent s'estompent se dissolvent


je vais reposer





Auriez-vous pensé que les algues parfument


l'eau?


Auriez-vous pensé que les poissons se glissent dans


l'eau


comme des croissants de lune ?


Auriez-vous pensé au repos au fond de


l'eau


au repos que l'on ne trouve pas ailleurs


au repos des grands navires demâtés


aux gueules pleines de fleurs


et de noyés


au repos ?





Que de musiques j'entends


que vous ne pouvez entendre


dans les bras de sable et de limon


les yeux pleins de poissons


et d'odeurs sous-marines





Je suis las étendu ou presque


j'attends ou mort peut-être


avec toutes les musiques


mes secrets


que vous ne saurez jamais





Je ne vous dirai pas non plus


le nom de la fleur


que je serre sur mon coeur


que je serre entre mes doigts


un peu trop pour que ce soit peut-être


vrai


que je suis mort


au fond de l'eau


au repos

mardi 5 février 2008

Petite galerie crépusculaire pour âmes désolées






























vitrail en mutation
palette de coloris
nos corps se meuvent
dans cet arc-en-ciel de jour et de nuit
de lampes qui s'éteignent
de lampes qui s'allument
...
comme des corolles qui s'ouvrent
comme des corolles qui meurent
dans le jeu incessant
du kaléidoscope de nos peurs



Extrait de Elégie pour
un kaléidoscope







lundi 4 février 2008

Le creux de l'Espoir






Je lis sur Chapitre.com, librairie que l'on recherche mon livre et qu'il est temporairement indisponible. Hélas, il est épuisé. En attendant qu'il soit réédité, j'ai pensé faire plaisir à l'un ou l'autre lecteur en publiant quelques textes dans mon blog. L'éditeur d'origine, mon ami Michel Cliquet, a fermé ses portes. La réédition pourrait donc bien se faire attendre!



Le creux de l'Espoir comporte 4 parties:

-Le creux de l'Espoir;

-Les fruits d'Or;

-Petit album du verger;

-La lucarne du ciel.



De ce recueil, Christian Bobin a écrit qu'il respirait comme une robe ou un feuillage.

Jean Chatard (Mensuel Littéraire et poétique): Quelques phrases, jetées sur les braises de la page, suffisent à nous transporter au-delà du poème, en ces lieux de recueillement où l'esprit, sans suppléer le Verbe, le conforte.

Emile Kesteman(Nos Lettres): poésie très charnelle, très suggestive et dont se dégage un je ne sais quoi d'ailé et de réellement incarné.

Jean Botquin gratte jusquà la veine de la pierre, comme le font depuis toujours les Orientaux qui ne croient qu'au geste dépouillé, décanté, du poète et du dessinateur. (Jacques De Decker, extrait de sa préface au creux de l'espoir).

Jean-Michel Klopp, Grand Duché de Luxembourg: il s'agit là d'une aventure poétique très originale...( présentation sur la radio de Thionville et la radio socioculturelle du Luxembourg).

Dans Florilège (Dijon):les jasmins au goût de poivre et les mots-nervures de l'âme, l'orchestre inutile et les vents de pierre marient leurs contradictions au sein d'une aspiration éthérée, fulgurante et vulnérable...

Quelques extraits du Creux de l'espoir:

La morsure du temps
inscrit
l'espoir d'une écriture
au creux du vent de pierre

Le temps du creux de l'espoir

ignore la vérité

Mots d'ivoire

sur les lèvres et sur le silence

de la joie

vous vous taisez

voue êtes sans voix

vous êtes interdits

Conjugaison des verbes aphones

exprimerez-vous

la beauté retrouvée?

Imparfaits des subjonctifs

où s'étale

l'écriture conditionnelle


Un petit extrait de "Les fruits d'or"

car

les mains sont

prioritaires

savantes

précises

douloureuses

de douceur passée

et d'avenir improbable

car

les mains sculptent

la vie

qu'elles enracinent

dans le rêve

Une petite chose de l'album du verger

Il y avait

tant de fenêtres

sur le verger

autant d'éclairs

dans les yeux

quand les fenêtres s'ouvraient

pour que s'éclipsent

les oiseaux qui lui gonflaient

le coeur

Un petit rien de la lucarne du ciel

Et sous la lucarne du ciel

notre bateau

vogue

face au grand vent

l'étrave

sépare l'enfance de la maturité

Extraits de "Le Passeur d'un fleuve trop court"





Les cyprès m'obséderaient
presseraient mon cerveau
je chercherais des images
pour langer mon amour
d'enfant incorrigible




Le hâle de mon front servirait à colorer
mes craintes et mes méprises
...

Comment maîtriser
le délire obsidional
né des hantises
qu'on ne peut assumer ?

...
Peut-ëtre étais-je déjà
celui
qui saute à la corde raide
des pendus
celui
qui compte les monstres
dans les orbites
des éperviers bleus
le feu du cerveau
dans lequel se tordent
les vautours
...
Nos hardes se torturaient
inutiles
sur les plages
nous courrions nus dans les vagues
sans jamais nous
atteindre
sans jamais nous recouvrir
même d'outrance et de viol
nos ventres pleuraient
les larmes
virginales
qu'il aurait suffit
de boire
la gueule ouverte
sous le soleil blafard
pour renaître
semblables
à des enfants de la mer

samedi 2 février 2008

Une Gondole à 18 passagers clandestins


Ce titre ne recouvrait qu’une seule nouvelle dont j’ai beaucoup parlé dans ce blog. Mon éditeur Mémorypress l’a choisie pour couvrir le recueil de textes que je présenterai à la FOIRE DU LIVRE DE BRUXELLES 2008 (du 5 au 9 mars à TOUR ET TAXIS), au stand du Service du Livre luxembourgeois.
Oui, 19 textes que j’espère passionnants, en tout cas déconcertants, inattendus et mystérieux, mais aussi troublants, émouvants et tendres.

Voici déjà, en avant première, la tranche, la couverture du livre et le texte de la quatrième in extenso. Environ 215 pages sous couverture pelliculée au prix de 16€.


QUATRIEME DE COUVERTURE


Dans certaines vies, il suffit d’un moment, d’une rencontre, pour que tout se modifie, pour que la passion peu à peu prenne la place et dévore tout. Cela pourrait vous arriver. Personne n’y échappe.

Au fil de ses nouvelles, Jean Botquin nous entraîne dans un itinéraire étrange où des amours, solaires ou ténébreuses, interdites ou bizarres, exacerbées en tout cas, emportent le lecteur. Les dieux antiques de la Méditerranée viennent
hanter les vivants. Les arbres et les eaux souterraines du Nord recèlent des secrets. Les trains rapides passent d’un horizon à l’autre. Les corps s’attirent et se repoussent, les obsessions se répondent.

Cet ouvrage, composé de textes publiés dans différentes revues entre 2000 et 2007 ainsi que de nombreux inédits, témoigne d’une grande unité d’inspiration. L’auteur se laisse dériver au gré de ses fantasmes, alliant une écriture sensible à des descriptions d’un réalisme épidermique.

Après sept recueils de poésie, trois romans et un récit, cet ensemble de 19 nouvelles est sa douzième publication en douze ans. Né en Flandre occidentale et établi au cœur de la région du Centre depuis dix ans, l’auteur allie de nombreuses influences littéraires qui en font un écrivain belge à part entière.

mardi 22 janvier 2008

Grenier Jane Tony - Quatrième Anthologie-Phaestos et son disque solaire



Au mois de novembre 2007 le Grenier a publié sa quatrième anthologie. Cette oeuvre collective a réuni plus de septante poètes Belges et étrangers. Sans Jean Dumortier,Emile Kesteman,Danièle Gérard et Anne Dumortier ce recueil de 520 pages, en deux volumes, n'aurait sans doute pas vu le jour.
Je retiens de l'article de Michel Joiret dans Le Non-dit qu'une lecture diagonale est peut-être plus significative que celle inspirée par quelques auteurs (re)connus au passage et auxquels on s'arrêterait en oubliant les autres. La volonté d'élever le poème au rang de valeur "démocratique" est tout à fait présente. Il termine en soulignant que tout atteste ici l'existence d'une vie en poésie qui se distingue radicalement d'une course hasardeuse à la notoriété.

J'ai participé à cette anthologie en proposant cinq poèmes écrits à la suite d'un voyage en Crète. Ce sont mes poèmes minoens.
En voici un.

PHAISTOS

Ciboire du cercle exhumé
des gradins de l'histoire
où l'on trempe les gerçures
de nos lèvres brûlées
tandis que
nos cordes vocales
tendues par les midis exaltés
taisent leurs secrets

Nous ne savons plus rien
des passés adossés à l'avenir
rien
de tous ceux qui nous regardent
marcher
sur les pierres de roche blanchie
par le soleil

Ô Propylées
qui déclinent nos regards
vers la mer d'oliviers
et
de montagnes bleues

A quelle patène vouer son esprit
à quel disque solaire
enroulé sur son labyrinthe
vouer son amour
en ces rituels d'outre-tombe
et d'oubli séculaire

mardi 15 janvier 2008

Triangles de la Nuit des Temps



Le chant de YOUSSEF et de FATIMA

Youssef :

Ton souffle parfume le litham
qui borde tes yeux où sourit
la crainte de la gazelle ailée
prise au piège de la tendresse
de mes mains qui se taisent

Tes yeux bordent ton front
eau limpide de l’oasis
dévalant le djebel
que j’étais
avant le jour
où tu m’as rejoint
eau calme que je suis devenu
depuis qu’un signe t’arrêta
sur mon chemin

J’ai senti le frémissement
du début
comme le frémissement
de la fin
quand ton regard chassait le sable
de mes yeux encore endormis

Sous la courbe de tes cils
court l’ombre des palmes
où se repose le berger
sous le voile de tes paupières
repose l’ambre lisse de ton âme

Tu portes la brise fraîche de la nuit
tu es le moucharabieh par où s’envole
l’oiseau qui a replié ses ailes de soie
dans la tiédeur nocturne de la mechta
à ton passage les lauriers sauvages
ouvrent leur cœur rose
où se cristallise la rosée de l’aurore

Fatima :

Tu entoures mon cœur
comme la pulpe l’amande
tu as fendu le centre du fruit
d’un coup par l’ivoire de tes dents
mon amour se partage en quartiers
de grenade comme autant de parcelles
de joie qui désaltèrent ta langue
mon amour s’éparpille en pluie
de fleurs d’oranger sur tes épaules
que tu me caches encore
sur ma peau s’incurve le collier de corail
à mes poignets brillent les bracelets
d’argent ciselé à la pointe des rêves
mes lèvres sont sucrées comme la datte mûre
mes oreilles attendent les paroles de douceur
réchauffées par ta bouche

Vois par enchantement
la fibule ne retient plus mes voiles
tels des ailes mes bras me libèrent
mes jambes s’allongent comme l’ombre
des palmiers sous la lune
mes hanches s’arrondissent
sous le satin de ton regard

Je suis le frémissement
du début
comme le frémissement
de la fin
les aréoles de mes seins
se durcissent
tel l’émail du corail
dans les profondes plongées
des passions sous-marines
et s’ouvre au milieu
la rose première où perle
déjà la joie de mon appel.


Ce poème est extrait de "Triangles de la Nuit des Temps", recueil de poèmes publié en 1998. Les textes ont été illustrés par Thérèse Van Beveren, une amie artiste de Bruges que je rencontrai au Maroc. Depuis, j'y suis retourné cinq fois (voir aussi "Ténéré"), de même que deux fois en Tunisie et deux fois en Egypte. Les pays du Maghreb me passionnent. Aussi je dédie le poème d'amour ci-dessus à tous les visiteurs d'Afrique du Nord de mon blog et qui se font de plus en plus nombreux.

jeudi 10 janvier 2008

Et le monde regarde



J'ai été cueillir dans la Gazette de Oh! Théo de mon ami Benoît Coppée le texte qu'il a publié lors de la sortie du livre "Et le monde regarde" Editions du Cerisier :

"A l'initiative de Malika Madi, plus de trente auteurs, belges et étrangers, expriment leur refus de la guerre. Par le témoignage, la fiction littéraire ou poétique, une approche journalistique ou historique, ils manifestent leur solidarité avec le peuple libanais.
«Ce livre est à l'image de ce que j'avais souhaité, un ouvrage composé de textes sans complaisance ni lamentation mais plein de colère et indignation.» (Malika Madi)
«Quand donc ces grands stratèges militaires et bouchers comprendront-ils que les guerres ne se gagnent plus à coup d'obus, qu'il ne suffit plus d'occuper un pays pour vaincre un peuple?» (Gracia Namour)

Analyses, pamphlets, contes, nouvelles, poèmes

de Bassam Abdelhac, Daniel Adam, Hubert Antoine, Tahar Bekri,Jean Botquin, Huguette de Broqueville, Giovanni Businaro, Mohamed Chokr El Sayed, Fadia Collès-El Okaili, Benoît Coppée, Stanislas Cotton, Pierre Dailly, Alain Dantinne, Philippe Ducros, Nabil El Azan, Vincent Engel, Nicolas Florence, Jacques Henrard, Michel Joiret, Michèle Kupélian, Didier de Lannoy, Malika Madi, Baudouin Massart, Alexandre Millon, Gracia Namour, Bernard Noël, Ernest Pépin, Annie Préaux, Claude Raucy, Michel Torrekens, Michel Voiturier, Evelyne Wilwerth. "

Cliquez sur la Gazette de Oh! Théo...et vous découvrirez la copie d'un article de La Libre Belgique sur ce livre, le seul, hélas, que j'ai eu l'occasion de lire dans la grande presse. Des éloges pour peu de personnes, des critiques pour certaines, et quasi rien pour les autres.

Heureusement, Isabelle Fable, dans la revue Reflets Wallonie-Bruxelles, numéro spécial du 75 anniversaire de l'A.R.E.W. m'a consolé:" ...D'autres (textes) historiques, comme le texte de Jean Botquin, bien documenté et très vivant, relatant la croisade des enfants, fait historique peu connu..."
Oui, j'avais pris le parti de remonter aux origines de la fracture entre le monde occidental et le monde arabe pour illustrer les problèmes millénaires du Liban.

Si ce livre vous intéresse, je puis me charger de vous le procurer. Il ne coûte que 11,20€. Envoyez moi vos coordonnées.

mercredi 9 janvier 2008

Boris et Boris - Asteline Magazine

Boris et Boris - Asteline Magazine
Les hasards de la navigation sur internet font parfois bien les choses. Je ne connaissais pas le site d'Asteline magazine où un de mes lecteurs m'a fait le plaisir d'écrire un mot sur mon roman Boris et Boris. Merci à Guy Capelle que je salue une fois de plus au passage.
Il m'octroie trois étoiles et dit que c'est un petit livre bien sympathique. Qui l'eût cru ?
Cliquez sur Asteline magazine, vous verrez le détail. Ce petit livre bien sympathique est toujours en vente dans les bonnes librairies.

lundi 31 décembre 2007

Extrait d'un journal intime. Le syndrome de Stendhal de Jean Botquin.
















Premier jour

Voilà, c’est fait. Je suis parti, je l’ai quittée. J’ai obéi à la voix qui me disait: « Si tu ne te décides pas maintenant, il sera trop tard, tu ne pourras plus sortir de l’engrenage et je ne serai plus là à t’attendre ». Deux valises bourrées, quelques livres, du linge, mes costumes jetés en vrac sur la banquette arrière de ma voiture, un carton rempli de quelques paires de chaussures, mes affaires de toilette, et un gros cahier pour raconter ma nouvelle vie.
- J’ai besoin de réfléchir, ai-je dit, à Lucienne. Je ne supporte plus cette existence.
- C’est ça, va rejoindre ton italienne...
Avant de mettre le moteur en marche, je l’ai vue ouvrir la fenêtre. Elle s’est mise à crier pour toute la rue. J’ai failli retourner chez elle pour la raisonner mais j’ai fait le contraire, j’ai accéléré... Avant de louer ce petit studio meublé dans une maison rénovée, rue de la Résistance, j’avais déjà délogé chez des amis ou passé quelques nuits à l’hôtel avec Francesca qui était venue me rejoindre depuis Milan où je l’avais rencontrée au cours d’une de mes missions d’audit interne.
Arrivé à ma nouvelle adresse, j’ai déchargé mon maigre déménagement et me suis mis tout de suite à écrire, en commençant par la phrase: « Voilà, c’est fait. Je suis parti, je l’ai quittée.... »
Après mes premiers carnets à qui je confiais maladroitement mes premières confidences, j’ai construit mes premiers écrits de fiction, mes premières poésies inspirées par mes premières amours, principalement l’amour que j’ai voué à Lucienne que je croisais déjà sur le trottoir vers le collège. Ecrire a toujours été pour moi une façon d’entrer en moi-même. J’ai une nature introspective. Je ne m’étonne donc pas d’avoir songé de suite à disséquer notre histoire dont longtemps j’ai cru qu’elle serait éternelle. Après mon mariage, je n’aurais jamais songé tenir un journal de peur de susciter la curiosité de ma femme. Et à quoi bon mentir sur le papier, à quoi bon faire semblant pour le plaisir de l’analyse dont j’aurais été le seul à connaître le sens caché. Aujourd’hui je n’ai plus le même souci. C’est Francesca qui m’a suggéré de reprendre ce journal interrompu depuis si longtemps. Servira-t-il à me justifier ? A me déculpabiliser ? A démontrer combien notre échec était inéluctable ? A quoi cela me mènera-t-il ? Francesca m’a dit :
- Commence, tu verras. Peu à peu tu trouveras ta vérité.
Trouver ma vérité, qu’est-ce que cela veut dire ? Ma vérité immédiate, à très court terme, c’est ce studio blanc et impersonnel réduit au confort le plus élémentaire: kitchenette, séjour avec lit réversible à deux oreillers, salle de bain décorée d’une espèce de Mona Lisa couverte d’un grand chapeau rouge, face au miroir, plantes vertes pour agrémenter le tout. Buanderie commune dans les sous-sols (je n’ai jamais fait de lessive de ma vie). Dans le quartier où je suis, beaucoup de maisons anciennes ont été rajeunies. Les petits appartements sont occupés par des étrangers de passage ou des immigrés. Chaque mètre carré est utilisé de façon judicieuse. La semaine dernière, la représentante de la société immobilière qui gère ces immeubles de location m’en a fait visiter plusieurs. Le studio au-dessus du mien est occupé par une suédoise assez forte mais agile (son lit trône sur une étagère, baptisée mezzanine, accrochée à la soupente sous le vélux de la chambre!). Les toilettes et sa salle de bain sont tout juste au-dessus de ma petite cuisine. Mes petits-déj’ seront arrosés de bruits d’eau matinaux. Comment vais-je faire pour supporter l’étroitesse de mon nouvel univers ? Maman est au courant.
- J’espère que tu ne vas pas inviter des collègues dans cette espèce de mansarde, n’oublie pas que tu es directeur adjoint !
Pauvre maman, tu es bien la seule à considérer le grade de ton fils comme important.
- Cela valait bien la peine de tenir tête à ton père pendant toutes ces années et de jouer au Roméo !
Bah ! Si elle savait tout ce que je lui ai caché pour lui éviter de s’en faire trop...
- Les jeunes ne réfléchissent pas avant d’agir ! a-t-elle ajouté.
Comme s’il s’agissait de réfléchir avant quoique ce soit quand on est jeune et que l’amour vous taille des croupières dans la matière molle du cerveau ! Bien sûr que j’ai aimé Lucienne, pendant toute la durée de mes études universitaires, en attendant que mon père lève l’embargo et m’autorise à la prendre par la main pour franchir le seuil de la maison parentale. Et j’ai sans doute continué à l’aimer, le temps de faire deux enfants, un garçon et une fille, et de les voir grandir. Après, les choses se sont compliquées. Plus j’avançais dans ma vie professionnelle, plus la distance entre Lucienne et moi grandissait. Je ne me considérais pas préposé à la maturation de ma femme, dont je découvrais qu’elle était restée l’enfant que j’avais connue et que j’avais aimée au départ d’une adolescence sans doute bien trop sage, modelée par tous les interdits de l’époque. Les êtres évoluent. L’ennui s’installe rapidement dans les couples qui ne veillent pas à leur enrichissement. Si ma femme avait choisi un métier, elle serait sans doute sortie de l’immobilisme du cadre ménager. Cependant, je n’ose affirmer que cela aurait changé grand-chose. Il faudra que je réfléchisse à mon comportement, à nos besoins que nous ne satisfaisions plus, au plaisir que je recherchais ailleurs, et que je lui cachais, comme font la plupart des hommes qui ne souhaitent pas entrer dans les bagarres du divorce. En tout cas, il n’y a là matière qu’à (mauvais) roman.

Deuxième jour

Quelle nuit! Je n’ai pas fermé l’oeil. L’immeuble où je suis est entouré de lieux bruyants, un centre de karaté d’où jaillissent des cris gutturaux à vous donner la chair de poule et un café à la mode de style art nouveau qui ronronne comme une autoroute lointaine. Comment supporter cela ? A l’intérieur, ce n’est pas mieux. Toutes les heures, des pas font craquer les marches de l’escalier et les portes claquent. Les chambres sont mal isolées. J’entends la suédoise faire grincer le sommier sur sa mezzanine, et je ne parle pas du reste. Ce matin, j’ai eu droit à la chute d’eau de ses toilettes.
Il me semble que j’ai rêvé toute la nuit. Ma taie d’oreiller est trempée comme si j’avais pleuré. Pleure-t-on réellement quand on pleure dans ses rêves ? J’ai téléphoné à Francesca. Elle m’a dit qu’elle compte prendre du congé la semaine prochaine et qu’elle m’attend à Milan.
- Libère-toi, j’ai une bonne adresse dans la réserve naturelle del padule di Fucecchio, en Toscane, entre Pise et Florence. Cela te fera du bien. N’oublie pas
ton cahier. Il faut que tu écrives tous les jours. Ce travail dégage de l’énergie. L’écriture opère une espèce de catharsis semblable à celle de la psychanalyse sur le divan.
Je n’ai pas voulu discuter mais ai dit oui pour la Toscane. Tout compte fait, c’est une bonne idée. Il vaut mieux quitter la capitale car Lucienne ne mettra pas longtemps à découvrir l’endroit où je niche. Mes enfants sont gentils et savent se taire mais la pression de leur mère est parfois trop forte. Quand ma fille a appris ma décision, elle m’a paru soulagée. Elle a soupiré : « Enfin ! »
Mon fils m’a claqué à la figure qu’il n’en avait rien à foutre.
Comment se peut-il que je ne me sois rendu compte de rien avant le mariage ? Elle était jolie, douce à toucher, tendre à embrasser, pleine d’admiration pour moi en qui elle avait découvert une espèce de poète. Nous étions tous deux persuadés du caractère exceptionnel de notre amour. Nos parents nous mettaient des bâtons dans les roues. Notre amour était donc le fruit de notre résistance, le fruit défendu, le meilleur et le plus attirant.
Non, il est encore trop tôt pour voir clair. Il faudra du temps. Ne va pas trop vite Benjamin, laisse mûrir...
Je note déjà qu’à peine sorti de l’enfance, je me suis pris pour un adulte. J’ai tout de suite envisagé le mariage comme un objectif immédiat, à atteindre dans les meilleurs délais, parce que, sans ce mariage, il m’était interdit de connaître le bonheur... Pas question de porter atteinte à la virginité de Lucienne, il fallait attendre... Une attente de dix ans, quelle folie ! Il faut creuser tout cela, découvrir l’archéologie de notre histoire, faire le deuil de notre échec. Mais est-ce bien un échec ? N’est-ce pas plutôt un retour à la case de départ... Et alors quelle chance, pouvoir tout recommencer et ne plus se tromper. Ne plus se tromper ? Voir ! Si je pense que je me suis égaré dans ce jeu du hasard qu’est la rencontre, que deviennent mes enfants ? Mes gênes en eux suffiront-ils à corriger les effets de notre erreur ? Car, bien entendu, c’est toujours l’autre qui se trompe. Soit, peu importe, mes enfants existent et, pour moi, c’est l’essentiel. Je les veux libres de créer leur destin avec le meilleur que des parents mal assortis ont pu leur laisser. Est-ce possible ?
Je prends quinze jours de repos, une semaine seul, une autre avec Francesca. Après les tensions des derniers mois, c’est bien nécessaire. Il faut que je m’organise. Quelques achats à faire. Trop peu d’ustensiles de cuisine. Pas de fer à repasser. Trop peu de chemises. Oui, une femme à la maison a quand même du bon, bien que, depuis plusieurs mois, elle ne me rendait plus aucun service. Je manque d’autonomie et n’ai pas une âme de célibataire. Je devrai m’y faire.
J’ai rangé mes courses, ouvert la fenêtre, mon café coule. Dans la cage d’escalier, j’ai croisé la suédoise. Elle m’a souri. Au premier palier, une autre locataire se battait avec son panier à linge. J’ai proposé de l’aider mais j’avais moi-même les mains pleines. Elle m’a adressé la parole d’un air courroucé dans un langage incompréhensible. Du coup, je me suis senti ridicule.
Je relis ce que je viens d’écrire, cela n’a vraiment aucun intérêt pour les autres. Faut-il tout raconter ? Comme j’écris directement sur mon P.C., j’ai l’impression d’être online, branché en direct sur les évènements, le doigt sur le déclic comme un photographe. Mais je n’attends pas de commentaires d’un lecteur invisible. Tout cela ne regarde que moi. Je vois défiler mes images, mes souvenirs, proches mêlés aux plus lointains. Ils me paraissent tous intéressants. Celui qui écrit sur lui-même se trouve intéressant. A moins qu’il pense le contraire alors que le fait de ne pas l’être (intéressant) ou de penser qu’il ne l’est pas soit précisément utile à enregistrer et à analyser. Soit... Je verrai ultérieurement si je dois cliquer sur la touche Delete et ouvrir la poubelle. En tout cas, je ne risque pas d’oublier de si tôt ce que j’ai vécu avec Lucienne. Toutes mes nuits sont hantées de rêves dont la signification me semble évidente. Souvent je m’y promène dans des villes interminables, détruites et solitaires, à la recherche d’objets perdus, d’une valise égarée, d’un cours dont l’examen est imminent et que je n’ai pas préparé, d’une paire de chaussures ou d’un vêtement indispensable à la pudeur.

Troisième jour

La nuit dernière, j’ai revu Lucienne à sa naissance, comme dans son album de photos. Elle était entourée de quatre mères, la véritable, pas trop éloignée de la cinquantaine, émerveillée que Lucienne ait quand même deux jambes et deux bras qui gigotent dans son berceau. Séquence suivante : les trois autres mères, les soeurs de Lucienne, se voient interdire la chambre du bébé, placé en couveuse par l’ancienne. Plus tard dans mon rêve, Lucienne grandit. Elle passe des bras de l’une dans ceux des autres. Elle se fait beaucoup cajoler. Pas de frère et les garçons ne peuvent franchir le seuil de la maison. Le père vit avec ses cinq femmes. La plus petite de ses femmes est sur ses genoux. Il lui donne un morceau de chocolat. Un jour, un garçon apparaît (sans doute moi, Benjamin). Mais, ce Benjamin n’est pas Benjamin, il ressemble à mon meilleur ami de l’époque, décédé plus tard dans un accident de voiture. Puis le rêve se met à galoper. Le beau-père, à la naissance de mon fils, dit : « Un garçon ! Qu’est-ce qu’ils vont faire de ça ? »
Je me suis réveillé comme un noyé sous la chasse d’eau de la suédoise. J’ai dû me rendormir puisque Lucienne bébé s’est remise à hurler dans son berceau, derrière toutes les portes closes, sous l’oeil vigilant et protecteur de la reine mère...
Après une nuit pareille, rien d’étonnant qu’il me faille attendre midi pour sortir de mon état de déprime et reprendre goût à la vie. Je n’aime pas que Francesca me téléphone en début de journée. Elle risque de me surprendre en flagrant délit de désespoir et de ne pas comprendre ma tristesse alors que je suis sensé avoir retrouvé le bonheur avec elle. J’ai toujours été cette araignée du matin qui se glisse dans l’existence contre son goût et ne se met à espérer qu'au crépuscule. Pourquoi ? Alors, l’amour physique du matin écarte l’angoisse qui naît avec mon réveil. Quand Francesca ouvre les yeux, elle ouvre les mains pour me faire de la place dans son corps. Elle possède le culte des siestes emmêlées où les préludes au sommeil se tapissent des baisers les plus osés du monde.
Il y a eu coup de foudre réciproque mais Francesca et moi ne nous sommes encore rien promis. J’ai été attiré par son élégance, les ensembles griffés qui virevoltent autour de ses formes ou qui les épousent étroitement, la chaleur de son regard, sa peau mate et parfumée, cet accent inimitable qu’ont les italiennes bilingues qui parlent un français adorable. Nous faisons le même métier, ce qui nous permet de ne pas devoir nous l’expliquer et de réserver plus de temps aux choses essentielles. Mes visites à Milan se sont multipliées. De professionnelles, elles sont devenues amoureuses. Avant, je ne connaissais pas l’Italie, en dehors de la gare de Vintimille que mon père, accro des chemins de fer, m’avait fait découvrir, au cours de vacances à Villefranche. Francesca incarne ma Renaissance italienne, elle aurait pu servir de modèle à la Naissance de Vénus de Sandro Botticelli. Un jour, j’ai prolongé ma mission à Venise, avec elle, et j’ai compris pourquoi je m’étais refusé d’y aller plus tôt avec Lucienne.
Cela fait déjà plus de deux ans que Francesca occupe le vide de ma vie conjugale. Combien de fois avons nous fait l’amour, en Belgique ou en Italie ? Le nombre cède le pas à l’intensité, au point que je m’interroge sur le caractère passionnel de notre liaison. Je ne me pose aucune question sur son passé. Je n’éprouve aucune inquiétude sur l’emploi de sa liberté quand il se passe de nombreuses semaines sans que nous puissions nous voir. Je sais qu’elle m’a laissé le temps pour décider de mettre fin à une vie d’où l’amour était exclu. Elle n’est en rien responsable de la mésentente de mon ancien couple. Je ne quitte pas Lucienne pour la remplacer par une autre femme mais pour donner un sens à ma vie. J’avoue que depuis des années je ne lui suis plus fidèle. J’ai cherché ailleurs ce que je ne trouvais plus chez elle. Mais, en ce faisant, je ne résolvais rien. Celles qui ont accepté de courir l’aventure avec moi espéraient sans doute aussi une réponse à leurs propres questions. J’ai offert de la tendresse sans espoir de véritable partage, j’ai aimé des corps de femme passionnément en espérant que la passion dure et je ne faisais que mentir car la passion ne dure pas plus que le temps d’une illusion.
« Je ne serai plus là à t’attendre... » Je viens d’écrire que nous ne nous sommes rien promis. Dans l’attente, cependant, il y a un engagement et une promesse de recommencement. Francesca envisage un renouveau, tant pour elle que pour moi. Et elle veut m’y forcer, c’est la portée de son message.

Quatrième jour

Je m’installe de mieux en mieux. J’éprouve, peut-être pour la première fois, un sentiment intense de liberté, une sensation assez nouvelle d’autonomie, de prise en charge, d’indépendance. Avant mon départ, je me sentais dominé par Lucienne qui m’imposait sa tyrannie. Je n’osais me soustraire à ses scènes qu’elle montait au moindre prétexte. Pourtant, il aurait été simple de prendre la porte pour échapper à ses pleurs ou à sa colère. J’étais son public préféré. Les couples qui ne s’entendent plus entrent facilement dans ce jeu infernal quand ils estiment qu’ils doivent continuer à vivre ensemble, ou, lorsqu’ils n’ont pas la force de signer la paix, en reconnaissant leurs fautes et leurs faiblesses. Lucienne à qui toute la famille et les amis ont toujours donné raison, est incapable d’avoir tort. La négociation est donc impossible. Elle préfère entrer dans son Intifada de type islamique et assiéger son ancien partenaire en invoquant la pureté de ses intentions et son droit irrévocable issu du mariage religieux. Mais voilà, Benjamin, de son côté, est un israélien taiseux, victime et donc bourreau à la fois.
Maman m’a appelé au téléphone. Elle voudrait me voir. Je ne peux pas lui refuser cela. Lucienne avait débarqué chez elle hier, sans prévenir, dans tous ses états. Elle tenait à peine sur ses jambes. Elle avait bu. Maman allait me demander de réfléchir, d’éviter l’irrémédiable.
- Je n’ai jamais pensé que les choses iraient si loin, ton père avait raison, avait-elle déjà dit au téléphone. Il ne fallait pas épouser une fille de gens ruinés incapables d’offrir des études secondaires à leurs rejetonnes… et cette idée de vouloir faire du théâtre que ton père ne supportait pas, laissait pressentir des facultés de dramatisation et de mises en scènes dont tu fais les frais aujourd’hui, mon pauvre Benjamin. Mais voilà, ce qui est fait est fait, chez nous on ne divorce pas.
Quand j’ai vu maman, le ton avait changé, elle s’était fait manipuler par Lucienne, cela se sentait à plein nez. J’ai essayé de lui faire comprendre que notre séparation était indispensable, qu’il était plus que temps, que sans ça nous allions droit à la catastrophe, au meurtre accidentel, que sais-je. Je lui ai décrit quelques scènes particulièrement violentes que je n’ai pas envie de reproduire ici.
- Et tes enfants ont vécu tout cela ?
- Oui, maman, ils étaient son public. En quelque sorte, nous étions ses otages. Elle me culpabilisait au point que je ne pouvais plus échapper à son emprise. Je me fais le reproche de ne pas avoir eu la force de rompre beaucoup plus tôt. Je pense, en réalité, que je la rendais folle par l’indifférence grandissante dans laquelle elle me plongeait. Lucienne ne supportait pas de ne plus être le centre du monde qu’elle avait toujours été depuis sa naissance.
- Benjamin, elle ne se souciait donc pas des effets de toutes ces mises en scène sur ses enfants ? Il faudra toute une vie pour réparer les dégâts, si c’est encore possible !
Cette réflexion m’a troublé terriblement. J’avais peu réfléchi au mal que cette mère infantile avait fait à mes enfants et au mal que ma passivité leur avait, me semble-t-il, également infligé. Mon métier d’auditeur interne, cependant, m’a appris qu’il faut toujours se placer au moment où l’erreur a été commise pour juger du degré de la responsabilité de celui qui s’est trompé. Pouvais-je faire autrement ? Pouvait-elle faire autrement compte tenu de sa nature et de son environnement familial ? Quoiqu’il en soit, j’avais franchi le Rubicon et ne reviendrais pas en arrière. Maman a compris.
- Maman, je vais en Italie, la semaine prochaine. Je te téléphonerai de là-bas.
- Ah ! C’est donc ça. Lucienne m’en a parlé...
Je suis parti en l’embrassant rapidement. J’ai su, à partir de cet instant, que le jugement des autres n’irait pas au-delà de cette explication simpliste. Ah ! Que ces histoires de couples qui se font puis se défont sont d’une horrible banalité mais source de souffrances insupportables. Et pourtant chaque fois l’espoir renaît, du moins en ce qui me concerne, sans que l’expérience passée ne l’avorte. Tant pis ou tant mieux ! J’ai sublimé Lucienne parce que j’étais un jeune mordu de la vie au cerveau façonné malheureusement par une éducation religieuse étroite.
Mes parents n’ont pas réussi à m’ouvrir les yeux sur les ferments des difficultés de la vie commune qui m’attendaient. A l’origine la communication entre mon père et moi était déficiente. Nous n’avons jamais été sur la même longueur d’onde. Mes sentiments m’aveuglaient et, lui, ne voyait que les aspects financiers. Maintenant, je suis à l’aube de Francesca, comme un adolescent qui redécouvre l’amour. Personne ne m’empêchera de croire à ma chance. Suis-je un homme suffisamment averti ? Je devrais l’être, j’ai vécu tant de choses, je pense être méthodique, réfléchi, prudent (c’est une des vertus de mon métier où on ne peut agir à la légère).
Je passe beaucoup de tant devant mon ordinateur portable. Mon cahier d’écolier ne sert que dans les salles d’attente, les cafés, et bientôt, les quais de gare, le hall de Bruxelles-National avant de prendre l’avion pour Milan. C’est aussi un outil intermédiaire pour noter des réflexions rapides que je développerai plus tard, un aide-mémoire avant de procéder à la véritable écriture, peut-être aussi un cahier où faire des croquis.
Je viens de me rendre compte que j’ai oublié chez Lucienne la deuxième clef de ma voiture (qui est aussi la sienne). Lucienne ne mettra pas longtemps à la retrouver et Dieu sait ce qu’elle sera capable d’en faire. Ce petit fait éclaire ce que je crains depuis longtemps. Lucienne n’ayant pas de métier, je puis m’attendre à une Guerre des Roses implacable dès qu’elle saura que je n’ai plus l’intention de me contenter d’une double vie.

Sixième jour

Hier, je n’ai rien écrit, même pas dans mon cahier. Préparatifs de voyage. Billets d’avion chez Carlson Wagons Lits. Déjeuner avec ma fille dans un restaurant turc du quartier. Passage rapide à mon bureau pour m’informer de l’évolution de quelques dossiers d’audit, notamment Paris et Londres. Lucienne téléphone à ma secrétaire tous les jours. J’en suis navré pour mon employée qui n’est pas payée pour ça. Mon avion est à 9 heures, vol Alitalia, atterrissage à 11 heures 20, à l’aéroport international de Milano Linate. Quelle joie de quitter Bruxelles pour retrouver Francesca et découvrir la Toscane ! Je suis comme un gamin qui part en vacances. Je n’ai aucun remords. Mon contrat avec Lucienne se termine, j’ai fait face à toutes mes obligations. Mes enfants sont grands. J’ai payé leurs études. Ils sont à même de se débrouiller dans la vie.
Je n’ai pas emmené mon P.C. dans mes bagages, pour ces quelques jours mon cahier suffira. Francesca organisera nos journées en prévoyant un temps d’écriture. Elle me l’a répété dans notre dernier coup de fil : « Le travail que tu fais est très important, même pour moi. »
Jusqu’à présent elle ne s’est jamais écartée de la ligne de conduite qu’elle s’est tracée et en attend autant des autres.
Je vole sur un McDonnell Douglas MD 80. Elégance, raffinement, sourires du personnel de bord italien. Je reconnais tout cela pour avoir pris souvent un vol sur Milan dans le cadre de ma profession. Le tapis se déroule sous l’avion, comme une carte I.G.N. Les nuages s’ouvrent par intermittences. Voilà des sommets enneigés, des lacs étincelants et déjà c’est la descente sur Milan où Francesca m’attend. Comment sera-t-elle habillée? Combien de temps me faudra-t-il attendre avant de pouvoir la déshabiller ? Je ne me tiens plus d’excitation et mon coeur bat à tout rompre. La beauté de Francesca Luini a fait le tour de tous les départements et des services. Certains de mes collègues, au courant de ma liaison,
m’incitent à la prudence. Pourquoi ? Comme si toutes les jolies femmes étaient légères. Et même si Francesca l’était, cela ne changerait rien à mon désir. Tous deux nous mettons notre passé dans la balance, leur poids s’équilibre. Rien ne sert d’en parler trop. Surtout, ne tirons pas de plans sur la comète... Vivons le moment présent...
L’avion traverse la dernière couche de nuages. Aeroporte de Linate. Je ferme mon cahier...

Septième jour

Nous n’aurions pas pu attendre plus longtemps. Les aires de repos étaient bondées. Je n’ai plus l’âge à me donner en spectacle. Elle m’a proposé de nous arrêter dans un hôtel, quitte à retarder notre arrivée à Ponte Buggianese. J’ai dit non, autant patienter encore, nous n’en serons que d’autant plus heureux... En fait, j’avais hâte de découvrir la Fattoria Settepassi, notre villégiature d’agriturismo, une ancienne manufacture de tabac et de cigares située en pleine campagne toscane, et parfaitement reconvertie. Nous n’avons pas ouvert nos bagages et avons tout de suite transformé le large lit matrimonial en ring de lutteurs. Par la fenêtre grande ouverte, le soleil couchant inondait les draps et la peau dorée de Francesca. Après nous nous sommes précipités dans la piscine avant d’aller prendre notre premier véritable repas toscan. A table, nous n’étions que deux couples. L’hôtel est vide. Autour de l’ancienne manufacture, les cyprès se profilent sur les pelouses, et, au loin, sombrent les contreforts de montagnes d’un violet confinant à la nuit. Les hirondelles entrent et sortent des toits en jetant des cris d’un bleu perçant. Dans la torpeur du soir, nous entendons le coassement des grenouilles et le coin-coin des canards accompagné du bruit de leurs ailes qu’ils secouent en sortant de la mare. Francesca s’est déshabillée pendant que j’écris. Dans le miroir de la salle de séjour, je la vois marcher nue en se dandinant comiquement. Elle fait des mouvements d’ailes avec ses bras. Avec elle, le spectacle est garanti et j’éclate souvent de rire, ce qui ne m’étais pas arrivé depuis longtemps. Cependant, derrière les collines toscanes aux dos arrondis, les forêts allongées près des méandres de l’Arno, les cyprès qui marchent deux par deux le long des chemins de campagne, se cachent les anciens démons encore si proches de mon passé qui continuent à m’obséder. J’éprouve aussi un malaise quand je crois sentir le regard des pupilles toscanes se fixer intensément sur la beauté sensuelle de Francesca et sa joie de vivre si différente de la mienne. Sans doute s’agit-il de simples images projetées par mon cerveau qui n’accepte pas encore que vingt ans de différence d’âge n’a aucune espèce d’importance quand on s’aime.
Je sens deux bras nus encercler mes épaules, des seins palpiter contre mon dos, une bouche chaude et humide glisser dans mon cou. Francesca souffle : « Mon amour... »
Mon stylo se met à trembler, je peux tout juste encore écrire en zigzag: « ...que j’aime ton parfum! ». Quand elle prononce le mot amour, le « r » semble sortir du plus profond de sa gorge. J’en frissonne...

Huitième jour

Elle s’est levée tôt. Elle est revenue de la piscine dans son peignoir de bain. Son maillot était resté pendu dans la salle de douche. Elle a dit qu’il n’était pas sec... mais qu’elle n’a rencontré personne. Pendant le petit-déjeuner elle a commandé le menu du soir : bruschetta (tranches de pain de campagne non grillées frottées à l’ail) aux tomates coupées en petits dés, gnocchis aux truffes blanches, bistecca alla fiorentina et une bouteille de Brunello.
- Il faut choisir entre la cuisine toscane et l’amour. Ou bien tu manges ou bien tu bouges.
Nous sommes partis d’un fou rire.
On a commencé par Florence. Avec le Spider Alfa Romeo blanc de Francesca, Florence est à peine à trois-quarts d’heure d’autoroute. Pendant le trajet, j’ai encore pensé au regard des autres. Cela me poursuit, je ne suis pas encore suffisamment détaché de mon passé. Il me rattrape. Parfois, je me demande si je ne suis pas en train d’organiser une fuite en avant, mais pour atteindre quoi, pour arriver où ? Toutefois, Francesca ne me permet pas de me noyer dans cette tristesse. Elle surveille mes états intérieurs avec une patience infinie. Un ange gardien ? Est-ce que ça existe ?
J’avais vu l’émission sur Florence dans les Racines et les Ailes. Je me croyais donc préparé au choc d’intense émotion qui m’a submergé dès l’instant où j’ai débouché sur la Piazza del Duomo. Etait-ce la fatigue ou l’effet de la foule de touristes sur moi ? Le campanile de Giotto s’est mis à vaciller dans le ciel au point que j’ai du me tenir à l’épaule de Francesca. Elle l’a pris pour un geste de tendresse. A côté de moi, un Français disait à sa femme :
- Regarde, la tour s’écarte du Dôme...
- Mais non, c’est un effet d’optique...
Moi, Benjamin, je suis sûr que je l’ai vue de travers comme celle de Pise que tout le monde connaît en carte postale... Ce déséquilibre me donna la nausée. J’avais hâte de m’asseoir. « Entrons dans le Dôme Sainte Marie de la fleur. »
Faute de chaises ou de bancs, les visiteurs étaient debout, assez pressés les uns contre les autres. Mes yeux montaient à la rencontre de la coupole de Filippo Brunelleschi, tandis que je sentais mes jambes flageoler sous mon corps. L’intérieur du monument dédié à la vierge était incroyablement beau. Je pris la main de Francesca. « Ne me quitte pas, jamais, même si je deviens fou. Cette coupole me fait mourir, elle m’écrase, tourne, s’arrête, recommence à tourner, de plus en plus vite. Francesca, toi aussi tu la vois girer à toute vitesse ? Elle va décoller, s’envoler dans le ciel de Florence comme une montgolfière. » Je me souviens qu’à ce moment-là, j’étais en proie à une panique indescriptible. Francesca m’a soutenu jusqu’à l’extérieur. Dans le Battistero, le malaise m’a repris mais j’ai pu m’asseoir sur un des bancs de repos pour touristes fatigués. Le Christ en mosaïques du Jugement Dernier est descendu de la coupole. Il s’est approché, nous a pris par la main, Francesca et moi.
Je me suis réveillé aux urgences de l’hôpital de Florence. Francesca se penchait au-dessus de moi: « Ce n’est rien, Benjamin, ça va passer. On appelle ça le syndrome de Stendhal... »
++
+
Ce texte a paru, à titre d'exemple, sur le site de l'Atelier de Lecture A.S.B.L. à Montegnéé B4420 http://www.leaweb.org/au mois de novembre 2007, pour des élèves du secondaire de la francophonie, participant à un concours sur la rédaction d'un journal intime, organisé par cet atelier dirigé par Jean-Luc Davagle.

jeudi 27 décembre 2007

Poème inédit dédié à la Saint Jean le 27 décembre 2007
















Un hublot à chaque oreille

Quand il la vit
il n'en cru pas ses yeux
elle portait un hublot
à chaque oreille

A bâbord et tribord
comme un navire
qui ouvre ses fenêtres
pour prendre l'air de la mer

Par ses hublots elle regardait
ne voyait rien
n'entendait rien
pas même l'appel des sirènes

Un regard de muette
un regard de myope
un iris vague
qui n'attend rien

Et lui qui croyait
qu'elle le regardait
se mit à lui parler
en langues étrangères

Du grec ancien
du syriaque ou de l'hébreu
non du tzigane
à cause des boucles d'oreille

Le mouvement de sa langue
et de ses lèvres
palpitait comme trois oiseaux
qui ne savent plus à quelle folie
se vouer

Dire quoi
et à qui
autant se taire
devant le silence de l'étrangère

Lui souffler un secret
avec la caresse d'un tremble peureux
à l'intérieur
de ses boucles en Limoges
où s'arrondissaient ses regards
apeurés
d'un écureuil traqué par la mémoire
qui déloge

Quand il la vit
elle était assise
comme on s'assoit sur un banc
d'une place triangulaire
pour ne rien faire
attendre on ne sait quoi
que tombent les feuilles mortes
de l'orme malade
autour de soi

Elle était là
immobile
concentrée sur l'effort
de ne pas avancer vers lui
même à petits pas prudents

Elle était là
image dans un miroir
où elle se regarderait
sans se voir

Elle ne disait rien
surtout pas une sorte de petit désespoir
qui n'intéresserait
personne

Et cela
jusqu'au seuil de la nuit
où il la verrait
illuminée par la lumière
d'un astre obscur

Faisait-elle signe au monde
à travers ses hublots de porcelaine
qu'elle ne quittait jamais

Comme si se dessinaient
deux bouées de sauvetage
sur le grain de sa peau de sable

Comme si les battements
de son cœur en dépendaient

Aussi
la nuit
les anneaux
ronds de son visage
reposaient
les yeux ouverts
pour veiller sur elle
jusqu'au matin

Pourtant
lui la voyait partout
depuis bien longtemps
avant qu'il commença à la regarder
chaque jour

Même qu'elle se lovait
entre les pages du livre
qu'il essayait d'écrire sur elle
à l'encre rouge

Son livre était comme un parc
aux allées interminables
où il la suivait
pas à pas

Souvent elle s'envolait
vers les nuages qui accouraient
au-dessus les croisières blanches
sur la crête des vagues

Elle s'endormait le soir
entre ses rêves
comme entre ses bras
qui faisaient semblant
de ne rien comprendre

Car le matin l'oreiller
cherchait en vain
les marques des boucles
rondes sur sa peau
de satin

Personne
n'aurait pu écarter sa présence
façade ou falaise
debout sur la mer

Toujours
au bout de l'interrogation
elle avait les doigts
en bourgeons éclosant à la vie
après l'hiver

Parfois
arrivée au point d'orgue
un chapelet de fleurs autour de la taille
elle colorait les instants
tandis que la porte s'ouvrait
sur l'ombre d'un reflet
la clenche suspendue à un rai de lumière

De l'autre côté se fermait la quiétude

Une à une
elle recousait les corolles
qui dans l'eau étaient tombées

Ainsi
elle
dont la mire ne fait que grandir
cristal rond
gonflé par la rondeur pesante des sanglots

Aubier des tourbillons avant l'écorce
étonnement des climats et
des étangs où se noie l'Ophélie

Abeille
sur la portée d'un chant mystique
butinant de ses lèvres minces
les étoiles de larmes blondes

Sous les cheveux d'aubépine
dressés par la surprise

Elle
qui range ses pensées
dans le tiroir rond
de sa cohérence

Elle
au sein de la nacre des perles dont le collier
avait failli glisser de sa nuque
sauvé juste à temps
par ses boucles d'oreille
blanches

Quand les saisons hibernent
le sommeil se feutre
et l'on oublie de respirer
vraiment

Le temps confond le silence de l'amour
avec la mort désavouée
émigrée vers des cieux
moins cléments

Quand l'ombre se déplace dans l'avance des solstices
les soupirs gravissent les escaliers
les lettres frissonnent
avant d'épouser l'absente
les pleureurs tressaillent
en écoutant le jeu du vent

Et
l'on se laisse embarquer
dans la traversée des îles
tout au-delà des aubes

Saphique en ses méandres
et sa musique particulière
bercée enivrée
dès lors qu'elle avait commencé
de marcher sur l'onde crépusculaire
dans l'odeur des palmes brûlées
les ailes en cendres
les regards cerclés précieusement
par l'écoute de ses boucles
rondes

Réapparition constante
comme un refrain
sur la paume de la mer
où elle succombe pour renaître
toujours plus réduite
au rang des sirènes
par le langage de celui
qui n'ose s'exprimer

Il trempait sa plume
dans l'encre des hibiscus
il rougissait ses messages qu'il cachait
a ceux qui auraient eu envie de les lire
recopiant les trilles des rossignols
aux langueurs de danses aériennes
comme s'il allait l'épouser

Elle
à la fois
tache de lumière et
laurier à l'orée du monde

Nue
à l'aube
de la densité
des routes forestières

Voilà
comment dire
pendant qu'elle

Elle
dans le noyau du cœur
martelé de petites peurs
déchirée à coup de petites dents
aiguise un couteau
ou un clou bleu
forgé au feu de son cerveau
qui la transperce
de douleur

Elle
toujours
qui maintenant sommeille
le corps nu dans une robe de lune
longue fragile transparente

Nuit de cils endormis
front tendu sur deux rides
qui la prolongent
au-delà de son exil

Et l'arc se brisait
au-dessus
d'une tendresse abusée

Les rues
frôlaient les maisons
aux volets fermés

Les mots métissés
de vermeils et d'émaux
frappaient aux portes closes

Ils se brisaient les ongles
sur les arondes
se faisaient les griffes
jusqu'au sang

Derrière les failles
tremblaient
les flammes des bougies

De longs chagrins
s'échangeaient des confidences
autour des tables à souvenirs

Pâles les enfants des villes
les regardaient par les trous de serrure
avant de pleurer

Lui
par contre
la contemplait
toujours plus

Elle
qui s'était réfugiée sous le clocher du délire
se balançant aux anneaux de ses oreilles
de bâbord à tribord
comme les hublots de son navire
en pleine haute mer

Elle
toujours plus belle
comme une phrase achevée

Assise encore
sous la cloche
de la place triangulaire

Chaque fois qu'il la revoyait
irréelle comme une image
sur l'eau de ses rêves







lundi 4 juin 2007

Cette exécution de Furnes, suite de réactions


J'ai déjà publié ici la réaction que j'avais adressée à "la Libre", suite à l'article que ce quotidien avait consacré à "l'Obéissance" de François Sureau. Peu de temps après, c'est l'excellente plume de Ghislain Cotton qui chroniquait le même roman dans l'hebdomadaire "le Vif l'Express". Soucieux de remettre la vérité historique une fois encore d'aplomb, j'ai réagi auprès du Vif, qui a d'ailleurs accepter de publier une partie de la lettre que je reproduis in extenso ci-après. Une petite pièce de plus à verser, ni à charge ni à décharge mais pour simple compte de l'Histoire, de ce dossier peu commun et qui, il faut bien l'admettre, nourrit bien des imaginaires...
Voici donc.

Monsieur le directeur général du Vif-Express,

J’apprécie beaucoup les critiques littéraires de Ghislain Cotton. Cependant, l’analyse du roman de François Sureau, l’Obéissance, parue dans le Vif du 23 février, m’incite à mettre le lecteur en garde contre la manipulation, exercée par l’auteur français, sur des évènements faisant partie de l’histoire de la guerre de 14-18. et qui aboutit à présenter les autorités belges de l’époque (le Roi Albert I et le Ministre de la Justice Carton de Wiart) comme des irresponsables s’amusant en pleine guerre à déranger une guillotine de Paris et son bourreau Bleiber pour exécuter un maréchal des logis coupable du meurtre non prémédité de deux personnes, au cours d’un vol qui se termine mal pour tout le monde. Plusieurs ouvrages dont celui de Siegfried Debaeke De laatste onthoofding relatent une vérité bien différente. Emiel Ferfaille assassine son amie enceinte de ses oeuvres, avec une brutalité inouïe, pour pouvoir reprendre sa liberté et continuer à séduire d’autres femmes. Pour ce crime odieux, il est condamné à mort après un long procès du tribunal militaire qui, comme de juste, ne lui laisse aucune circonstance atténuante. Pour les crimes de droit commun la loi prévoit encore la décapitation. La Belgique possède des guillotines mais elles sont en zone occupée par les Allemands, de même qu’un bourreau et ses deux suppléants, bien incapables d’exécuter qui que ce soit, car ils ne l’ont jamais fait, le Roi graciant automatiquement les condamnés à la peine capitale, depuis 55 ans. Devant l’horreur du crime perpétré par ce sous-officier, le Roi décide de faire un exemple. Par ailleurs, il n’a pas non plus gracié onze autres militaires qui furent fusillés pour différents crimes de guerre durant les quatre années d’hostilités. Nul flamand n’ignore que les Allemands n’ont jamais mis un pied à Furnes durant la première guerre mondiale. Tout le montage administratif, au niveau international, de Sureau, pour la délivrance de sauf-conduits nécessaires à la traversée du front, est inventé de toutes pièces. Il est invraisemblable et inutile. Les belligérants, à la fin de la guerre, avaient d’autres chats à fouetter. Et les trains roulaient encore entre Paris et Furnes. Bien entendu, à proximité du front, le voyage ne fut pas une promenade de santé. Je n’ai pas compris, non plus, pourquoi les belges, selon Sureau, seraient allés exécuter un belge chez les Allemands. Qui peut croire pareille histoire ? Ferfaille a été décapité à l’intérieur de la prison de Furnes et pas sur la grand place qui n’a pas été bombardée par des avions anglais, mais par des obus allemands. Voulant faire un procès de l’absurdité, Sureau a transformé la vérité. Ce récit est inacceptable pour le Roi Albert I, pour nos valeureux soldats du front de l’Yser, pour les habitants de Furnes, pour les belges qui ne sont pas les imbéciles que l’on dit. Le travail du romancier devrait être oeuvre de mémoire dans le respect de la vérité historique. Manifestement, cette vérité Sureau ne la connaissait pas. Il ne connaissait qu’une anecdote et n’est pas allé au-delà, pensant qu’il pouvait remplacer la réalité par son talent inventif. Il fallait - roman oblige ? - fabriquer des personnages de théâtre pour piéger les critiques littéraires qui n’ont pas le temps de faire de la critique historique. Non, François Sureau, Furnes n’était pas en zone occupée par l’envahisseur. Pourquoi n’avez-vous pas tout inventé sans vous inspirer du tout de notre histoire ? Vous n’auriez blessé personne et seriez resté crédible.

La photo : Il est toujours si peu imaginable qu'un boureau puisse mener la vie de simple quidam... Ici une photographie du mariage du bourreau Bleiber, l'exécuteur de Furnes

samedi 2 juin 2007

La gondole sur le Canal du Centre (2)




Si je publie sur ce blogue "La Gondole de l'Orient Express", c'est bien sûr afin de la partager avec le plus grand nombre, mais aussi parce qu'elle fut à l'origine d'une aventure singulière.
Après notre voyage à Venise de février 2002, j'ai eu envie de raconter une histoire qui traduirait le ravissement de notre découverte. Décrire Venise enveloppée de mystère dans la brume étincelante et diaphane du mois de février. Venise si différente de celle des mois d'été qui l'accablent de chaleur, une Venise de chez nous.
C'est ainsi que naquit le récit de Zéno dans mon esprit.
Une bonne inspiration puisque la nouvelle eut l'air de plaire au jury du concours de nouvelles organisé par l'A.E.B. (Association des Ecrivains francophones de Belgique) qui la publia dans son livre jubilaire en octobre 2002. "La gondole de l'Orient Express"(c'était son titre parut ensuite dans "Centritudes", diffusé par le Centre Culturel du Centre, à l'occasion de son 25e anniversaire, en 2004.
Quand Saverino Iacobbuci lut mon texte, il exulta. Tant mieux ou tant pis si quelqu'un d'autre que lui avait eu le rêve avant lui d'amener une gondole sur le canal du Centre...
Car la réalité a en effet dépassé la fiction. A l'occasion du 60e anniversaire des accords miniers belgo-italiens, les gestionnaires de la Cantine des Italiens à Houdeng se sont lancés dans une aventure un peu folle, celle de la gondole de l'Orient Express : ramener deux gondoles vénitiennes et les faire évoluer sur le canal du Centre, aux pieds des célèbres ascenseurs !
Ainsi fut fait, comme en témoigne les très belles photos de Salvatore Arfeli, photographe à Haine St-Pierre, amoureux de sa New Beetle Cabriolet Bleu speed et qui blogue aussi sur blogspot !

La gondole de l'Orient Express (1)

Moi qui pâlis au nom de Venise, la sérénissime lagunaire qui occupait mon esprit et mon coeur depuis tant d’années, allais enfin à sa rencontre comme l’on va vers une promise, voilée et mystérieuse, dressée sur les rivages de l’imaginaire. Moi qui m’interdisais Venise parce que je ne voulais pas la découvrir comme tant de touristes avides d’émotions faciles, se précipitant en foule dans une ville rapidement asphyxiée par leur curiosité parfois outrageuse, allais oublier toutes les fausses raisons invoquées, dans le but de me singulariser, pour faire comme tout le monde. Peut-on refuser ce que vous offre la chance lorsqu’on est né coiffé ? C’est la chance qui, le 2 février 1987, me fit prendre l’Orient Express ( le Venice Simplon-Orient- Express ), venant de Londres, à la gare de Boulogne, en direction de Paris, Dijon, Lausanne, Milan, Vérone et de la gare terminus de Venise. Comment désespérer des tirages au sort lorsque le sort vous surprend à vous combler d’un voyage luxueux, dans lequel vous entrez comme un passager clandestin, avec un bagage démodé manquant totalement de classe que vous essayez de dissimuler au regard un peu méprisant des autres voyageurs ? Ce voyage fastueux était le premier prix d’un concours que j’avais gagné par le plus grand des hasards.

Après un parcours ferroviaire d’un confort tout à fait inhabituel pour moi, j’ai atteint l’objet de tous mes agréments, au-delà des quais d’une gare maritime, derrière laquelle voguait une ville méconnaissable, différente de tout ce que j’avais imaginé dans mes rêves les plus forts. C’était Toi, ô ma Venise ophélienne, Toi qui me fit pâlir tant de fois, à l’époque de nos amours lointaines et inavouables, quand je t ’écartais de mon désir, dans l’angoisse de te perdre avant de t’avoir trouvée. Venise que je devinais de l’autre côté du Grande Canale, dans la brume étincelante et diaphane du mois de février. Venise lumineuse étalant les ogives de tes palais et l’or de tes voûtes, tes arcs et fenêtres en arabesques dans le silence de tes canaux saumâtres et glauques sur lesquels tu jettes les marches de tes ponts comme se joignent les doigts des mains qui s’épousent. Ô ma Venise tant reniée.

Le Ponte Salzi franchi avec mon maigre bagage, j’étais rendu à la modestie et aux limites de ma bourse. Les largesses du prix que j’avais gagné s’arrêtaient là. Je retournais à la vérité. Je me sentais plus léger et plus conforme à moi-même, prêt aux flâneries sans autre but que le dépaysement ou la surprise.

La chambre que j’avais louée n’était pas plus grande qu’un compartiment de pullman: un lit, un lavabo, une seule fenêtre s’ouvrant sur le Canale de San Polo du quartier du même nom.

Zeno, le gondolier, était de Dorsoduro, un quartier limitrophe au mien, situé du même côté du Grande Canale. Dès notre première rencontre, il me proposa une ballade en gondole. Je tâtai le paquet de lires que j’avais dans la poche. Je résistai à peine à son invitation. Ce serait mon baptême, mon initiation aux charmes de Venise. Après la ballade silencieuse, troublée par les seuls clapotis de l’eau et le mouvement de la rame, il me fixa un rendez-vous pour le lendemain, sans me réclamer son dû. Et tous les jours qui suivirent, ce fut la même chose. Nous passions par d’autres voies, sous d’autres ponts, chaque fois pareils mais différents, à travers l’étrange magie des eaux de la ville insulaire. « Arrivederci, a domani mattina ! » Toujours il écartait la moindre participation de ma part. Il faisait un geste avec un sourire, on verrait plus tard. Parfois j’avais la compagnie de quelques touristes, alors il me faisait passer pour un de ses amis afin de ne pas souligner mon privilège. Je ne comprenais rien à sa générosité. Tout vénitien qu’il fût, il n’était pas mon banquier. Mais j’étais bien son débiteur et mon ardoise s’allongeait de plus en plus. Que se passerait-il s’il me présentait la note ? Je me voyais déjà, condamné pour grivèlerie par la Cour des Doges, traverser le pont des soupirs pour aller purger ma peine dans les cachots de la Sérénissime. Cette pensée anachronique parvint à m’amuser. Après tout, je ne lui avais rien demandé et étais d’abord son otage; d’un autre côté, c’était la chance qui continuait à me sourire car je visitais Venise comme un roi. Après le pullman, la gondole, noire, légère, harmonieuse, aux formes asymétriques et sensuelles, glissant comme une fée gourmande sur les flots de Venise. Je vivais des situations parfaitement cohérentes et logiques que j’avais avantage à accepter, du moins provisoirement. Je ne tarirais pas d’éloges sur l’hospitalité et le sens de l’accueil des Vénitiens.

Zeno vivait seul. Son fils Toni avait quitté Venise après son mariage avec Margareta, une Milanaise. Ils avaient émigré en Belgique, dans la province du Hainaut, comme tant d’autres Italiens poussés par le chômage et la crise. Ils avaient fait quatre enfants.

Zeno était âgé mais se tenait encore droit, au bout de sa rame qu’il maniait avec aisance, n’ayant jamais rien fait d’autre depuis son adolescence. Sous son chapeau noir, ses cheveux étaient blancs. Pour moi, il ressemblait au vieil homme et la mer d’Hemingway; c’était le vieil homme et Venise. Souvent, après notre navigation, il acceptait le verre que je lui offrais, debout, au comptoir d’un bar. Alors, il parlait d’abondance de ses difficultés, de sa solitude, des affaires qui allaient de plus en plus mal, malgré le flot de touristes de plus en plus grand. La majeure partie de ses gains, en dehors du peu qu’il lui fallait pour vivre, il l’avait affectée au remboursement des prêts contractés par ses enfants pour l’achat de leur maison et d’un fonds de commerce de fruits et légumes, dans le centre d’Houdeng, en Belgique. Généralement, c’est le contraire qui se passe. Les immigrés italiens aident les membres de leur famille restés en Italie.

Je commençais à comprendre l’intérêt que Zeno me portait et son apparente générosité qui n’était peut-être qu’un calcul à échéances plus éloignées. Il m’avait repéré et spéculait sur mes possibilités d’opérer des liens entre Venise et la Belgique. Je suis convaincu qu’il ne cherchait pas à m’exploiter. Il voulait une aide. Mais que pouvais-je lui offrir ?

Un jour, il me montra des photos jaunies de ses enfants et petits enfants: « Là, c’est Giorgio. La petite avec le noeud dans les cheveux, c’est Maria, une vraie Madonina. Et voilà Carlo et Giovanni, de vrais brigands, la maffia de la famille ». En parlant ainsi, il avait la larme à l’oeil comme lorsque souffle un vent froid. Sa voix rauque tremblait un peu: « Il est temps Giovanni - il m’appelait Giovanni- , il est temps que j’aille les retrouver. Je ne veux pas mourir seul et être enterré seul au Cimetero de San Michele. Maintenant, ma place est là-bas...Mais que faire de ma Gondola, Giovanni, je ne peux pas l’abandonner... ».

Effectivement, que faire ? Que faire ? C’est alors que commença à germer l’idée la plus folle, le rêve le plus déraisonnable que j’ai jamais eu de ma vie : transporter la gondole de Zeno avec Zeno par l’Orient Express vers la Belgique. Souvent le rêve dépasse la réalité; il est le plus fort, il conduit le monde. J’avais une mission à accomplir. Le destin avait attendu que Zeno soit sur ma route pour me parler. Avant, Venise, c’était trop tôt.

Maintenant, à l’aube du dernier voyage de Zeno, il me fallait préparer le grand départ d’une nef, de l’orient vers l’occident qui, selon la tradition du Livre des Morts des Egyptiens, reçoit les âmes traversant les heures de la Nuit quand le soleil a sombré dans la mer infinie. Il fallait donc un rituel grandiose, digne aussi des fastes de Venise.

Sans dévoiler mes projets, je prévins Zeno que j’avais affaire pendant quelques jours, qu’il ne devait pas s’inquiéter, et je commençai mes démarches. J’avais la foi et triompherais de toutes les difficultés. Même si aux services de l’Orient Express je n’étais pas un inconnu, puisque j’avais été leur invité, il fallait d’abord assurer mes arrières. La Radio Télévision Italienne - la R.A.I.- vit, dans mon projet, l’occasion de meubler l’actualité de façon originale et de servir - comme si s’était encore nécessaire - le tourisme italien. Le Maire de Venise comprit qu’il devait se comporter comme un véritable descendant des Doges qui n’auraient pas hésité, surtout après la bataille de Lepante, à favoriser une entreprise sympathique avec l’Occident. La formation de l’Europe avait déjà commencée. Quant aux Chemins de Fer italiens, ils mirent gracieusement un wagon de transport de voitures automobiles à la disposition de la Compagnie des Wagons Lits. La gondole de Zeno mesurait douze mètres ; il fallait donc un véhicule de transport suffisamment long et capable de supporter les vitesses d’un train rapide. En huit jours de temps, tout était organisé, y compris la poursuite du voyage de Paris vers le Canal du Centre à Houdeng.

C’était merveilleux! Mon conte de fées était né. Je n’en pouvais plus d’excitation et avais hâte à revoir Zeno. Il m’attendait: « Je savais que tu trouverais, Giovanni. Hier, j’ai été prier la Santa Maria delle Salute, elle m’a exaucé . Je vais terminer ma vie avec mes enfants sans quitter ma chère gondole qui, après ma femme - Dieu ait son âme - est celle à qui je tiens le plus au monde. »

Venise fit à Zeno un adieu poignant. Ce jour-là, pas une gondole ne naviguait sur les canaux. Tous les gondoliers s’étaient réunis sur la Piazetta de San Marco pour accompagner Zeno jusqu’à l’embarcadère où était amarrée une gondole superbe, pleine de fleurs, aux couleurs de Butero, face à l’église Santa Maria della Pieta où jadis officiait Vivaldi, riva degli Schiavoni. Le portail de l’église était grand ouvert; on entendait les Quatre Saisons. Zeno poussa sa gondole telle une île flottante vers le milieu du Canale San Marco. Il navigua lentement vers le bassin maritime où la gondole fut hissée sur le plateau du wagon et recouverte d’une bâche blanche, brillante comme une soie de robe de mariée.

Trois jours plus tard, la gondole et Zeno accostaient à la Cantine des Italiens, le long du Canal du Centre. Toute sa famille était là, entourée de quelques centaines de compatriotes. Zeno pleurait au milieu des cris de joie. Moi aussi, j’avais le coeur serré et les yeux embués du souvenir de Venise. Zeno imprimait à la scène le rêve qu’il n’avait cessé de porter en lui et qui donnait à ce coin du Hainaut une aura italienne. Même ceux qui ne connaissaient Venise qu’à travers les livres d’images ressentaient la grâce de la cité divine dont Zeno était le messager. Le Canale grande du Centre s’étalait dans toute sa majesté. Les bateaux- mouches s’étaient métamorphosés en vaporetti trépignants d’impatience. Des pieux d’amarrage multicolores s’étaient dressés le long de l’embarcadère, le feuillage des arbres transformé en façades de palais rutilants qui se miroitaient dans l’eau verte où plongeait l’aviron de la Gondola. Maintenant, toute la famille de Zeno, des amis du septième quartier de Venise, des cousins et cousines dont on n’avait jamais entendu parler, se retrouvèrent dans l’élégante nef vénitienne. Elle prit la direction de la cathédrale de métal construite au bout du cours d’eau , comme si elle s’apprêtait à entrer dans le port d’un monde nouveau. Moi, qui pâlis au nom de Venise, je ne voyais plus qu’elle jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans les brumes du soir, avec la silhouette de la gondole de Zeno.